Comment on affine le comté au fort des Rousses, la forteresse de l’or en meule.

Article extrait du n°30 du magazine Sparse (mars 2020)

135.000 meules de comté… Vertigineux. En débarquant dans la petite station de sports d’hiver au cœur du massif jurassien on essaie de s’imaginer… 135.000 meules qui s’affinent tranquillement. Des trésors cachés comme ça? Après tout on n’est qu’à 1 km de la Suisse, ça tient debout.

Des centaines et des centaines de fromages, sur des kilomètres de galeries, posés les uns à côté des autres qui attendent le bon moment. Un spectacle hallucinant. La plus grande des caves fait 214 m de long pour 6.000 meules. En entrant, on se croirait à la Banque de France, c’est un lieu protégé qui se mérite. Le fort des Rousses est une énorme forteresse en pierre en plein milieu du village des Rousses. C’est tout simplement la 2ème forteresse de France en superficie après le Mont Valérien, à Suresnes. 21 ha, 2,8 km de tour d’enceinte. Un monstre.

L’idée de construire une forteresse dans le coin vient de Napoléon Bonaparte, pour protéger le coin d’une attaque de Prussiens par la Suisse et la vallée de Joux, qui fait face aux Rousses comme un corridor naturel. Le temps de trouver le financement et c’est finalement en 1840 qu’on commence à ériger le fort.

Napoléon III en accélère le processus mais c’est seulement en 1910 que le fort est fini. 70 ans de construction… Autant dire qu’en 1910, le Prussien ne risque plus de débarquer par la vallée mais la peur de l’Allemand est encore bien présente. Le fort des Rousses est occupé par des militaires, c’est une garnison et ensuite un lieu où on passe le service militaire. De nombreux appelés sont passés par ici jusqu’en 1995, date où Jacques Chirac se fait aimer de toute une génération en réformant le service militaire… Le fort est alors revendu par l’armée. C’est là que commence l’histoire de l’affinage aux Rousses.

Jean-Charles Arnaud, venant d’une famille de fromagers de Poligny depuis deux générations, a passé un an de service aux Rousses dans ses jeunes années, il se souvient très bien du fort et de ses caves. Il a eu tout le temps d’imaginer comment les utiliser. Ça trotte dans sa tête. Il acquiert une grande partie du fort en 1996 et commence ses tests dans les 50.000 m² de caves. Température, humidité, tout est relevé pour se rendre compte que le lieu est parfait. Seulement 1° d’amplitude de température. 6-7°. On lance! En 1998, la première meule de comté débarque dans le fort… jusqu’à en avoir près de 140.000 en 2020.

«Le morbier, c’est 50 jours d’affinage, le mont d’or, 21 jours seulement, alors que le comté s’affine de 4 à 36 mois. Au fort, c’est minimum 12 mois. C’est pas le même processus, c’est long.»

Le plus grand lieu d’affinage du comté du monde. Bon, tu vas me dire, l’aire de l’appellation comté, c’est dans le Doubs, le Jura et un peu dans l’Ain seulement. Mais c’est quand même le plus gros du Monde.

Aux Rousses, on affine la marque Jura flore, la marque des fromageries Arnaud, mais, ici, on ne fait pas le fromage, on l’affine seulement. Le fromage vient de 16 «fruitières» du coin, les coopératives où sont élaborés les fromages de longues conservations en montage, issus du lait des Montbéliardes. On affine ici, tiens-toi bien, 15% de la production totale de comté. Un gros machin mais qui reste une entreprise familiale indépendante, avec une cinquantaine de salariés. Sodial, un grand groupe laitier, sort presque 30% de la prod’ de comté.

L’affinage, c’est le processus de maturation du fromage. Nathalie Tomasetti nous explique le processus. Elle nous accompagne dans les coins les plus secrets de l’ancien complexe militaire. Elle qui est là depuis le début de l’aventure du comté aux Rousses connaît les moindres recoins et les moindres détails du fort et de la fabrication. C’est cette sympathique quinqua à l’accent du coin, qui accompagne ceux qui veulent visiter le fort de nos jours.

Après un petit cours sur l’histoire du lieu, elle nous équipe et nous ouvre les portes du Saint des Saints. Première impression : c’est vertigineux toutes ces meules et ça prend à la gorge! Une odeur de vieux fromage (pas de surprise) mais aussi d’ammoniac (on s’y attendait moins), nous saisit. «C’est naturel», nous avoue Nathalie. «Le comté secrète de l’ammoniac au bout de quelques mois en s’affinant, faut s’habituer à l’odeur». C’est dangereux pour les travailleurs? «Pas du tout», fin de la discussion.

Pour fixer l’ammoniac au sol, on met de l’eau dans le fond des travées entre les rangs de comté. On patauge donc dans 2 cm d’eau dans les caves du fort. Inattendu. «Le morbier, c’est 50 jours d’affinage, le mont d’or, 21 jours seulement, alors que le comté s’affine de 4 à 36 mois. Au fort, c’est minimum 12 mois. C’est pas le même processus, c’est long.» On entre dans le détail de l’alchimie qui nous donne le comté avec Nathalie. Le comté arrive en meule «en blanc» des fruitières, elles sont ensuite marquées, pour plus de traçabilité.

Une meule de comté est unique, par son goût et son immatriculation. Les meules sont ensuite placées en «cave chaude», à 14°, pour lancer la maturation, c’est là qu’on commence à développer les textures et les goûts. C’est ensuite qu’elles débarquent dans les immenses «caves froides» à 6-7° pour le reste de l’affinage de 12 à 36 mois. Dans ces immenses caves, il faut sans cesse retourner les meules, les saler ou mettre de l’eau dessus, la classique de l’affinage. Une tâche effectuée par… des robots.

On les appelle « robots de soin » dans le métier, c’est mignon. Et moi qui me rappelais de la pub de mon enfance «Avec le temps vient le temps du comté». Tu te rappelles?! Elle te donnait faim cette pub, incroyable ! On y voyait des grand gaillards retourner les meules dans des gestes qui paraissaient ancestraux. « C’est fini depuis 40 ans ça ! Ici ça a toujours été automatisé » nous assure Nathalie. « Le travail est trop dur. Les meules pèsent en moyenne 40 kg. Avant y’avait de jeunes du coin qui voulaient se muscler mais franchement, là c’est trop dur… »

Dans ces immenses caves, il faut sans cesse retourner les meules, les saler ou mettre de l’eau dessus, la classique de l’affinage. Une tâche effectuée par… des robots.

Les robots sont programmés pour aller chercher les bonnes meules dans les allées et travailler dessus. Vu le gigantisme des allées, un robot met entre 20 et 24 h pour s’en faire une entière (en moyenne 100 m de longs et 15 de haut…), donc un homme, il mettrait 2 semaines et il n’aurait plus de dos… Mais alors le travail de l’homme c’est quoi là dedans ? « Déjà c’est programmer les robots, c’est fastidieux, faut pas se tromper » nous explique notre guide du jour. Mais aussi les recharger en sel et en eau, faire la maintenance, nettoyer les planches sur lesquelles on pose les meules (des kilomètres de rayonnages). Mais aussi, bien sûr, trier et estimer le temps d’affinage du comté, le plus important.

Xavier est maître affineur. Franchement, c’est pas la classe comme titre ? « Je suis Maître affineur », ça claque plus que « Je suis assureur », franchement ? Mais Xavier se la joue modeste. « Avec l’habitude, quand les meules arrivent, en fonction de la fruitière d’où elles viennent on sait à peu près ce que ça va donner pour l’affinage ». Ensuite vient le temps de l’observation. La croûte, la texture…

Les meules sont scrutées à l’extérieur, et à l’intérieur aussi, grâce à «la sonde», le petit outil des affineurs. Avec le manche, on «sonne» la meule, c’est-à-dire qu’on tape dessus et en fonction du son, on sait ce qu’il se passe dedans. Avec l’autre côté de la sonde, on va carotter la meule, en prélever un échantillon. On regarde la couleur, la texture aussi, et on goûte. « En fonction de tout ça, on va savoir combien de temps affiner une meule de comté. Mais ça ne se fait pas en 2 jours. C’est un processus qui peut prendre 6 à 8 mois pour savoir ce qu’une meule va donner », nous précise Xavier.

«En fait, c’est comme un vin en cuve. Le goût va évoluer et à un moment, il va tomber. Nous, on doit anticiper ça, anticiper la courbe de hausse de goût pour en tirer le meilleur avant qu’il ne s’effondre. » Un savoir-faire qui s’acquiert sur le long terme, comme un vigneron. Mais il faut savoir que ce n’est pas le temps d’affinage qui définit un bon comté. « Certains sont très bons mais ne nécessitent que 10 mois d’affinage pour arriver à leur maximum. Chaque meule est vivante et vit sa propre vie», assure Xavier.

Le Maître affineur, c’est lui qui sait tirer toute la capacité du goût du comté, avec le timing approprié. Un comté peut être plus vieux et plus fort, sans être forcément meilleur. Ça dépend du style de chacun. Les meules sont placées en caves en dépassant un peu de la planche pour être attrapées plus facilement, mais pas trop pour ne pas laisser de grosses marques sur la croûte. Les jeunes meules sont disposées à côté des vieilles. «On mélange les âges. Comme ça les jeunes vont ‘partir’ plus vite en maturation. On ne dispose pas les meules par catégories d’âge car ça casserait ‘l’ambiance’», nous explique Nathalie.

L’ambiance, c’est important dans une cave d’affinage, et une bonne ambiance, c’est un beau mélange. Pas de communautarisme. Comme en soirée en fait. Aux Rousses? C’est bonne ambiance. Chill. Une ambiance relax mais qui peut virer à l’inquiétude, quand on sait que ces dernières années, les braquages de comté se sont multipliés.

Dans le Haut-Doubs, en 2015, c’est pas moins de 4 T qui sont parties. Aux Rousses, 135.000 meules, de 40 kg, à 15 euros le kilo en moyenne (au bas mot). Je te laisse faire le calcul. Ça s’écoule facilement sur les marchés, tout le monde aime le fromage… D’après Nathalie, «le fort est dissuasif, ces gros murs d’enceintes… on n’a jamais eu de problème. Bon, on a un système de sécurité élaboré quand même». Mais c’est vrai que défoncer la porte d’un entrepôt et défoncer un mur de 7 m d’épaisseur, c’est pas la même.

Comme une bonne meule de comté, le fort est toujours en évolution depuis sa reprise en 96. Des nouvelles caves ont été creusées, dans la roche, qui encercle les bâtiments. Pour la dernière en date, c’est pas moins de 36.000 m³ de roche qui ont été évacués pour créer 3.500 nouvelles places pour les comté. Le style du fort est gardé, si bien qu’on passe de caves en caves sans se rendre compte si on est dans de l’ancien ou du neuf. À part pour la plus grande d’entre elles, où a été mise une petite ambiance néon violet lounge mi-cave d’affinage / mi-club libertin pas désagréable.

Quand on sort du fort, on doit bien avouer que l’ammoniac qui nous reste dans les narines nous empêche d’avoir envie de nous jeter sur le premier comté 18 mois venu. On les prend et on se les garde pour plus tard. On essaie d’aller faire un tour au parcours aventure, qui passe d’arbre en arbre dans l’enceinte du fort et qu’on a fréquenté, il y a quelques années. «C’est nous qui gérions ça», nous apprend Nathalie. «Mais c’est fini. On a arrêté l’accrobranche et tout ça, c’est pas notre métier. Nous on affine du fromage, et c’est déjà pas mal». Mieux que ça même.

  • Chablis Winston / Photo : Alexandre Claass