Mardi, l’écrivain de science-fiction Alain Damasio roupillait dans les loges du Cèdre, la salle de spectacle de Chenôve, qui accueillait le spectacle Entrer dans la couleur dans le cadre du Tribu Festival. Avant qu’il ne monte sur scène avec son comparse musicien Yan Péchin, on est allé le réveiller en pensant le harceler de questions un peu connes comme, « Doit-on encore lire des romans? » et « Est-ce bientôt la fin du monde ? » ou encore « Est-ce que tu en as quelque chose à foutre de #MeToo ? ». Comme c’est une personne brillante et cultivée, il nous a forcé à élever un peu le débat.

Comment et quand est née l’idée du spectacle Entrer dans la couleur ?

C’était pendant l’écriture du roman Les furtifs. Les personnages du roman sont faits de chair et de son, et se constituent autour d’une mélodie fondamentale. Cela m’a paru évident de réaliser un album ou de porter le roman sur scène. L’autre déclencheur, c’est ma rencontre avec Yan (Péchin ndr). C’était lors des « Dimanches des Arts Urbains » à Dunkerque, quelqu’un nous a dit : « Tiens, je verrais bien Yan Péchin et Damasio sur scène ». Yan ne connaissait absolument pas mes textes et moi je le connaissais uniquement en tant que musicien de Bashung. En tout cas, ça m’a paru intéressant d’utiliser l’analogique plutôt que l’électro, et de construire un spectacle autour du live et de l’improvisation (comme ce qu’il faisait à Dunkerque). Je lui ai donc naturellement proposé qu’on fasse un album ensemble et j’ai été surpris qu’il me dise OK car il a une carrière incroyable. Il a joué avec Bashung plus de 10 ans, avec Higelin, Thiéfaine, Rachid Taha… Après, la difficulté a été de choisir les extraits du roman qui pouvaient être portés à la scène.

Dans tes romans et tes déclarations, on perçoit que les dérives de la technologie sont une réelle crainte. Est-ce que le concept de low-tech (1) peut selon toi nous sauver du piège de la techno-science ?

C’est extrêmement difficile aujourd’hui, dans une société aussi technophile que la nôtre, de faire admettre que lorsque tu critiques les Gafa ou les technologies numériques, tu n’es pas technophobe, mais dans une critique d’une forme de développement technologique particulièrement mortifère, aliénante et piégeante. Il y a des formes techniques qui existent depuis longtemps qui sont particulièrement émancipantes et permettent de déployer nos puissances. Typiquement, les low-tech qui permettent de bricoler, recycler et garder le contrôle. Quand ta chaîne de vélo saute, tu mets les mains dans le cambouis et ça repart : tu as une technologie que tu comprends et que tu peux réparer. Il y a une vraie interaction avec la technique. Aujourd’hui, les technologies qu’on nous propose sont hétéronomes, extérieures à toi, et ne permettent donc pas l’autonomie. Quand ta bagnole tombe en panne, t’es dans la merde. Ce qui s’est passé avec les technologies digitales (l’archétype étant Apple), c’est la mise en place de technologies propriétaires extrêmement fermées qui te mettent en situation d’hétéronomie. De la high-tech qui ne te permet pas l’appropriation. Sans parler d’effondrement, dans un contexte de raréfaction des ressources, la low-tech est alors souhaitable. Le problème c’est qu’on présente ça comme une régression (« low » contre « high »), de la même façon qu’on oppose croissance et décroissance. On ne peut pas être contre la croissance des enfants, d’un arbre ou d’une plante, c’est un terme profondément positif. Lorsque tu dis décroissance ou low-tech, tu te mets en difficulté. On devrait parler de technologies conviviales ou de alter-tech.

Tu viens d’évoquer la notion d’effondrement, les « collapsos » (2) sont souvent accusé de pessimisme, ce qui serait démobilisant… Mais ils sont aussi très attachés à la notion de « storytelling », au fait que l’imaginaire peut être un outil de transformation de la société. Est-ce que tu as des accointances avec la sphère de la collapsologie ?

Je connais bien Pablo Servigne qui est devenu un pote. Il a une capacité à ne pas être dans l’égo, il n’est pas du tout gourou comme on pourrait le penser, mais il reconnaît lui-même que la collapsologie est devenue un « blob ». Ce qu’on peut leur reprocher, c’est qu’ils n’ont pas anticipé le fait qu’il existe une fascination pour le nihilisme, la fin du monde et l’apocalypse. Il y a des mouvements à mon sens extrêmement négatifs qui se sont emparés de la collapsologie. Ce que n’ont pas anticipé Servigne et Stevens, c’est que le récit de l’apocalypse est extrêmement ancien. Il y a une fascination à être la dernière génération, à penser qu’on est les derniers avant la fin du monde, ça valorise l’époque. Sur la notion de storytelling, il est évident que la bataille des imaginaires est extrêmement forte aujourd’hui, d’autant que la consommation culturelle des jeunes générations est intense (vidéos YouTube, séries, mangas…). Ce que dit Yves Citton, c’est que ces imaginaires vont pré-scénariser des types de comportements. Typiquement sur l’effondrement, le fait de se préparer à sauver sa famille en créant des bunkers et en stockant de la bouffe et des armes est une continuation de l’esprit libertarien et ultra individualiste que porte le capitalisme. Il est pourtant possible de mettre en avant un storytelling où les communautés commencent à se lier, des mouvements révolutionnaires ou d’entraide qui vont constituer non pas une utopie mais une « eutopie », un lieu où tu es bien, en harmonie. La collapsologie est donc l’endroit où la bataille des imaginaires fait rage ; Stigler disait que la catastrophe, c’est juste la dernière strophe du récit. Mais après il y a un autre récit : tout ne va s’effondrer, nous allons transiter vers autre chose. On a vécu au-dessus de nos moyens, il va falloir revivre avec les moyens de la terre et c’est très bien. On est à la dernière strophe du récit transhumaniste et technophile du capitalisme. L’histoire du capitalisme a un début et une fin, j’espère la voir de mon vivant.

Tu penses donc qu’on peut gagner cette bataille des imaginaires ?

Oui bien sûr, la force du capitalisme c’est d’avoir toujours étendu les marchés possibles : il les a étendus vers le sport, la culture, puis vers l’amour, puis vers l’amitié, en prenant de la plus-value sur les échanges comme Facebook le fait. Par contre, il va être limité par la baisse des ressources et c’est par l’écologie que l’anticapitalisme le plus vivace est en train de se mettre en place. Je ne m’y attendais pas car je viens des luttes et de la gauche « sociale », et ce n’est que récemment que je me suis tourné vers l’écologie.

Alain Damasio et Yan Péchin, au Cèdre à Chenove

L’écriture (et notamment le roman) est un outil puissant. C’est parce que cela touche à l’émotion et que cela véhicule du positif ?

Par rapport à d’autres médias que j’ai pu expérimenter (séries TV, mangas, pièces de théâtre ou radiophoniques ), j’ai la sensation que le roman reste un putain d’art majeur. La sobriété même du médium, le fait que tu aies une page blanche avec des petits traits noirs dessus, que tu te serves du langage qui est certainement la forme la plus homogène au fonctionnement du cerveau, fait que cela va justement rejaillir sur toutes les sphères. Il y a une redistribution sur la mémorisation, sur les perceptions, sur tous les types de sens. C’est la particularité qu’a, selon moi, le langage de catalyser la totalité des possibilités émotionnelles et conceptuelles que l’on a. Dans la B.D. ou dans la peinture, tu t’adresses prioritairement à un sens, la vision, et cela va t’handicaper pour les autres sens. Donc le roman non seulement génère de l’émotion mais va aussi modifier les modes de perception. Au delà de l’empathie générée par le fait qu’on s’identifie à un personnage, le roman va permettre de ressentir autrement. Comme j’essaie d’avoir une écriture politique, je pense que le roman est le médium qui va le plus permettre aux gens de basculer dans l’action. Quand tu sollicites quelqu’un par exemple en distribuant des tracts pour l’association S.O.S Méditerranée qui a sauvé 32.000 personnes en mer depuis sa création, tu te rends compte que ça a assez peu d’impact. Tu te dis alors qu’il faut rajouter de l’émotion… Alors tu fais un film en montrant la détresse et les bateaux qui coulent. Mais là encore, ça va souvent être encore insuffisant parce qu’une émotion chasse l’autre et le sentiment ne va pas être durable. Ce qui moi m’a permis de changer mon mode de perception et de prêter de l’attention au vivant, c’est une œuvre, un philosophe. Mais aussi quand Baptiste Morizot (3) m’a emmené pister les loups. Ça, ça a changé mon mode d’attention. Quand tu te balades dans une ville, tu n’as pas envie de voir des clodos qui traînent, mais si tu as lu un livre qui t’a alerté, et que tu vois des tentes, tu vas t’approcher et regarder comment les gens vivent. On pourrait dire, comme Deleuze, que ce qui est opérant c’est le percept. C’est-à-dire des blocs de perception qui sont suffisamment bien structurés pour t’amener à cadrer ces fenêtres de perception que tu n’avais pas auparavant.

Cette économie de l’attention est donc essentielle mais mise en danger par le numérique et la technologie ?

Oui, c’est le gros combat, il faut lire Yves Citton, L’économie de l’attention, qui te montre comment reconquérir une attention filtrée, intelligente, émotionnellement nourrissante.

Est-ce que cela passe selon toi par une éducation plus manuelle, comme le prône Crawford dans son Éloge du carburateur, et qui consacre également son dernier ouvrage à l’attention ?

Oui bien sûr, cela va ensemble. Quand tu regardes le numérique, cette dématérialisation (qui n’en est pas vraiment une car elle consomme quand même beaucoup d’énergie) fait que nous sommes des corps assis devant des écrans. Quand tu es assis à température ambiante, tu ne sens pas ton corps, tu es donc entièrement dans l’attention de ce qu’on t’envoie. Tout ce qui remplit ton corps est ce qu’on t’envoie. Les économies de l’attention ont été bâties là-dessus et pour contrer ça, il faut passer par des activités manuelles.

Dans ton dernier roman, les femmes semblent plus puissantes. On voit apparaître un langage neutre et une communauté LGBT : est-ce que tu as développé une certaine sensibilité aux questions de genre et à la question des minorités invisibilisées ?

LGBT est un acronyme qui n’apporte rien. J’aime bien ceux qui se revendiquent trans-pédés-gouines. Même chose pour nègre. Un mot qui a été longtemps l’incarnation de la honte, tu peux le revendiquer comme un élément de fierté. Plutôt que de revendiquer le politiquement correct sur les mots, il faut les retourner. Si tu dis que le mot « enculé » est un mot homophobe, il ne faut plus l’utiliser, tu ne résous rien en réalité. Non seulement ceux qui l’utilisent continueront à le faire, mais ils pourront en plus revendiquer la liberté d’expression. On se retrouve dans une situation où la gauche est dans une position de censure et la droite se pose en gardienne de la liberté d’expression, c’est une aberration. Sur le genre, moi je viens d’une famille patriarcale. Mon père était un patriarche (on peut dire machiste) qui dirigeait la famille, donc je n’avais aucune éducation sur cette question, qui est beaucoup plus prégnante depuis dix ans, dans les milieux où j’évolue. Ce qui a changé, c’est mon mode d’attention et pas le fait de me dire : « Les femmes sont payées 20% de moins que les hommes ». J’avais des tas d’angles morts et j’ai commencé à tourner la tête… Et là, ça va très vite… La perception, la façon d’écrire… Que ce soit dans mes premiers romans où sur 23 personnages, il y avait 3 filles qui se planquaient… ou dans les conférences, où je ne faisais pas attention au fait que toutes les questions étaient posées par des mecs. Je me suis rendu attentif à ça. C’est ce qui change politiquement, c’est les modes d’attention.

Si on est reconfiné, tu préfères être coincé à l’Elysée ou dans une ferme amish ?

Putain, l’Elysée le cauchemar, ça serait vraiment la dystopie ! Réponse facile, dans la ferme amish !

  • Propos recueillis par Augustin Traquenard et France Herrscher // Photos : Edouard Roussel

Entretien en collaboration avec Radio Dijon Campus
(1) Philippe Bihouix, « L’âge des Low-Tech »,
(2) Pablo Servigne, Raphaël Stevens « Une autre fin du monde est possible »
(3) Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », postface d’Alain Damasio