Comment lutter contre le pillage massif des lactaires dans le Jura ?
Article extrait du numéro 32 de Sparse (décembre 2020)
Depuis 8 ans, des cueillettes organisées clandestinement par des entreprises espagnoles embauchant des travailleurs roumains se répètent chaque automne dans le Jura. Le précieux se nomme lactaire sanguin, champignon délaissé par les locaux mais très prisés chez nos voisins du sud pour agrémenter leurs potages. Depuis 2019, les communes regroupées dans un triangle entre Poligny, Champagnole et Arbois tentent une contre-attaque en organisant un ramassage légal. La guerre des champi’ aura-t-elle lieu ?
Clandés saisonniers, locaux agacés.
Piller les ressources à l’étranger est un sport international prisé. En France, on a des idées, comme interdire de filmer la police en train de tabasser des manifestants, mais pas de pétrole. La convoitise de nos voisins espagnols ne se niche donc pas dans les hydrocarbures absents de notre sous-sol mais dans… des champignons présents dans l’humus des forêts jurassiennes. Pas de quoi déclencher un conflit géostratégique mais une situation qui agace les élus et les habitants des communes impactées par des cueillettes répétées et intensives, et qui laissent des traces dans les forêts : « Chaque année, on ramasse entre 7 et 8 m3 de déchets», indique André Jourd’hui, adjoint à la mairie de Poligny. Cabanes de chasses squattées et dégradées voire brûlées, camping sauvage. En 2019, « 150 à 200 cueilleurs roumains se regroupaient le matin au centre-ville de Poligny ». Patrons de bar excédés par les travailleurs clandestins qui défilent pour faire leur toilette, caissiers de supermarchés paniqués par les suspicions de vols, accusations de recrudescence de prostitution, difficile de démêler préjugés et réalité. Cependant, le phénomène est indiscutable et assez massif : Claude Giraud, vice-président de l’agglomération Champagnole-Nozeroy-Jura, indique dans les colonnes de L’Hebdo 39, en octobre dernier, « l’arrivée de 400 à 600 cueilleurs clandestins chaque automne (…) À Montrond, on compte une centaine de fourgonnettes tous les jours, pendant environ 2 mois ».
Trimer dans les forêts, se faire tabasser.
Le travail ingrat et souvent sous-payé des immigrés dans les champs en Europe ne fait pas la une de la presse. Pourtant, en période de COVID, l’Italie a dû régulariser en urgence 200.000 étrangers pour la cueillette des légumes. En Espagne, ils sont officiellement 150.000 étrangers employés temporairement dans le domaine de l’agriculture. La France n’est pas en reste : dans l’Ain en 2018, un réseau de travail agricole dissimulé employait des Polonais payés 5 euros de l’heure. Droit du travail inexistant, conditions d’hébergement précaires, l’exploitation des travailleurs clandestins apporte son lot de misère et de situations dramatiques inhabituelles dans les petites communes jurassiennes, plus habituées à voir passer des touristes hollandais en camping-car que des travailleurs roumains en estafette. Une habitante de la région polynoise témoigne : « une année, une amie d’origine roumaine a été contactée par la gendarmerie de Poligny pour la traduction des propos d’un jeune travailleur clandestin qui souhaitait porter plainte : il disait faire partie d’un groupe de cueilleurs roumains et se plaignait de maltraitances, d’être régulièrement battu. On l’a finalement hébergé quelques jours afin de trouver une solution en lien avec une association pour qu’il soit finalement rapatrié ».
La comcom contre attaque.
En 2019, à l’instar d’expériences ayant déjà été menées en Bourgogne ou dans l’Ain, les élus des communes et communautés de communes d’Arbois-Poligny-Salins-Cœur du Jura et Champagnole-Nozeroy-Jura, en lien avec l’Association des communes forestières du Jura tentent d’organiser la cueillette légale des lactaires pour contenir « l’invasion roumaine » : il s’agit de recruter une armée locale en délivrant des « permis de cueillir ». Délivrés en mairie, gratuits pour tous, l’obtention se fait en échange d’un justificatif de domicile ainsi que d’une photo et d’une pièce d’identité. En lien avec une entreprise vosgienne, La Forestière du Champignon, chargée de commercialiser les récoltes, les points de collecte, notamment à Champagnole, permettent de convertir la récolte en cash (4 à 6 euros le kilo selon les prix du marché). Une offre alléchante puisque les bonnes années, l’abondance de lactaires permet de ramasser 40 à 50 kilos par jour et par personne assez facilement.
La main invisible du marché.
Dans la guerre jurassienne du lactaire, les bons vieux axiomes du capitalisme vont assez vite se rappeler aux élus et aux habitants épris de justice et soucieux de défendre l’intégrité des forêts contre les pillards. Dès le mois de novembre 2019, La Forestière du Champignon jette l’éponge. Les clandés revendraient les lactaires à bas prix (2 euros le kilo), ce qui plomberait le marché. Pas question cependant pour les élus de lâcher l’affaire, on cherche des solutions pour les années à venir. La solution, selon Dominique Bonnet, maire de Poligny, passerait aussi par « faire peur aux organisateurs », d’autant que « les points de regroupement du trafic sont parfaitement connus de toutes et de tous », explique-t-il à L’Hebdo 39.
Cet automne 2020, confinement oblige, la guerre du lactaire est en pose. Pas sûr que l’espoir rêvé par certains de saisir l’opportunité de la crise du COVID pour transitionner vers un monde fait de sobriété et de solidarité qui prendrait ses distances avec le consumérisme et le capitalisme sauvage se concrétise. En attendant, les forêts jurassiennes ont été désertées par les promeneurs et les cueilleurs de champignons… laissant le champ libre aux chasseurs qui eux, sont autorisés à « réguler » les populations de cerfs, chevreuils et sangliers. Monde d’avant, quand tu nous tiens.
- Augustin Traquenard, dans le Jura // Illustrations : Yannick Grossetête