Alors que le monde de la culture tourne au ralenti depuis presque 1 an, on s’est intéressé à son importance et sa place dans notre vie de tous les jours. Cet arrêt au stand prolongé, que nous dit-il de notre rapport avec la culture ? Une discussion avec le compositeur et sociologue François Ribac, et son confrère Alain Chenevez, sociologue et responsable de la formation DPEC (direction de projets ou d’établissements culturels) à Dijon .

Tout d’abord, on regroupe quoi dans le terme « culture » ?

Alain Chenevez : C’est compliqué, il y a plusieurs définitions. La culture d’un point de vue anthropologique, c’est ce qui nous entoure, c’est ce qui nous produit, nous construit, nos manières de voir, d’agir. La plupart du temps, tout ça est produit par le bain culturel dans lequel on est inscrit. La manière de parler, de s’habiller, de s’exprimer… En tous cas, une grande partie de nos comportements individuels sont le fruit d’une culture qui nous entoure et nous produit en tant que tel.

François Ribac : C’est une sale question (rire). Il y a une tendance depuis une vingtaine, trentaine d’années à ce que le monde des spectacles, des musées, bénéficiant d’un titre ou un autre à des degrés divers, se désigne lui-même comme la culture. Si on parle des arts, la culture, ça veut dire les langages qu’un monde social a. Cela renvoie aussi au fait qu’en France, le ministre des arts s’appelle ministre de la Culture.

A.C : Il y a une deuxième définition un peu plus institutionnelle. C’est-à-dire, celle qu’on retrouve dans la pratique culturelle des français, qui est portée par les musées, les bibliothèques, les centres d’art. Depuis, la définition de la culture s’est un peu élargie, elle n’est pas qu’artistique. Elle regroupe les pratiques que des individus, des groupes sociaux, peuvent réaliser avec une sorte d’expérience esthétique. En écoutant de la musique, en dansant, en chantant, en bricolant d’une certaine manière, en contemplant des paysages. Enfin, toute une série finalement d’une vision un peu extensive de la culture pour ne pas la limiter aux institutions culturelles consacrées.

F.R : Et évidemment, elle ne se limite pas qu’à la consommation de spectacle, de cinoche… C’est effectivement le ou les socles communs par lequel on existe en société. Pour le dire dans un autre langage, c’est par lequel le monde social s’exprime non pas pour faire quelque chose, mais pour vivre quelque chose. Ce terme « culture » m’intrigue aussi toujours même s’il faut bien le reconnaître, il est devenu très très utilisé comme s’il allait de soi.

On peut savoir quelle est l’importance de la culture dans notre vie de tous les jours ?

F.R : Ça nous permet de parler, ça nous dit comment on s’habille, comment on communique entre nous, les types d’habitats dans lesquels on est, comment on travaille… Les arts en général, et par exemple la musique, sont très importants. La plupart des gens écoute de la musique.

A.C : La culture est une partie intégrante des individus. C’est ce qui permet avec notre imaginaire d’avoir accès à des expériences sensibles en quelque sorte. Lorsqu’on ressent de l’émotion quand on écoute une musique, on est, comme le dirait un certain nombre de sociologues pragmatiques, devant une expérience esthétique.

F.R : Autrement dit, on baigne tous dans des séries, dans du cinoche, la musique, parfois même dans de la peinture. Cette dimension-là est devenue depuis longtemps fondamentale. Elle est d’autant plus fondamentale quand j’écoute de la musique. J’écoute pas de la musique seulement pour écouter de l’art. Je l’écoute pour me remonter le moral, pour faire un super jogging, la mettre dans une playlist pour partager des émotions… Donc les significations, les usages de l’art en général, sont vraiment inscrits dans la vie des individus. Et ce sont des façons de s’exprimer, de parler avec les autres, qui sont extrêmement larges. La culture, c’est certain, ne peut pas être réduite qu’aux mondes des spectacles.

A.C : De plus, l’art et la culture permettent à une ville d’attirer des touristes, de se vendre. La culture est devenue une sorte de marchandise émotionnelle utile à l’attractivité des territoires.

F.R : Elle permet de créer des liens et d’échanger. Il y a une forme extrêmement importante de tous les objets culturels, et on voit aussi comment, les séries, les romans, je pense à des trucs comme Harry Potter, fabriquent des sociabilités et amitiés. On peut parler de culture au sens de gens qui ne sont pas uniquement des artistes ou des personnes publiques, qui fabriquent tous ces réseaux de souvenirs, de moments qui sont très importants dans la création d’une société.

Depuis presque 1 an, le monde de la culture est presque à l’arrêt, surtout les établissements recevant du public, qu’est-ce que ça peut induire, ça, dans la vie des gens ?

F.R : C’est compliqué de parler généralement du moral des gens. Si on reste dans la musique, il y a un aller-retour constant du fait de découvrir de la musique enregistrée et puis la découvrir en live, ou alors inversement, donc cet équilibre-là est complètement perturbé. Et d’autre part, le monde artistique, les spectacles, les festivals… ça ne veut pas dire uniquement prendre l’air, ça veut dire faire des choses aussi. Donc c’est certain que tous ces modes de sociabilité par lequel on vit autrement à plusieurs sont complètement à l’arrêt.

A.C : Alors ça c’est un peu complexe. Ça me fait penser à deux choses, d’une part, que c’est dramatique. Comme ça on peut se dire que c’est assez fou quand même, que ces institutions n’ont pas été considérées comme lieux essentiels alors qu’elles apportent beaucoup de choses à certains individus. Ensuite, ça montre, par l’expérience du confinement, ce que vivent beaucoup de gens la plupart du temps. Les gens dans les banlieues ou les campagnes un peu perdues, ils sont toujours confinés, eux. Ils n’ont jamais accès à la culture, ils n’y vont jamais. Ils ne vont pas dans les musées, dans les salles de spectacles, ils ne vont pas au cinéma.

F.R : Si on est privé du fait d’être ensemble dans des salles, si le monde artistique lui-même est en grande difficulté économiquement, il ne faut pas non plus penser que tout est à l’arrêt. On a un vivier complètement incroyable de spectacles enregistrés, films, séries, musiques sur le web.

Pour rebondir sur ce que vous dites, est-ce qu’on peut dire que la culture est réservée à une classe sociale et économique ?

F.R : Je ne pense pas qu’on puisse dire ça comme ça. Ce fameux accès à la culture n’est pas accessible à tout le monde. Après il ne faut pas négliger le fait qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas les moyens, d’aller boire des coups dans des bars, aller voir des concerts ou festivals. Et quand tout marchait comme avant, et bah il y avait beaucoup de gens privés de ça pour des raisons économiques.

A.C : Évidemment, la sociologie depuis les années 60/70/80 a bien montré que ces institutions ne remplissaient pas toujours pleinement leur rôle. Parce que les publics qui viennent dans ces institutions sont des classes moyennes cultivées, pour le dire clairement. Au musée par exemple, il y a une surreprésentation de ces catégories. De plus, cette sorte d’absence d’expérience esthétique des institutions permet aussi de voir que la plupart du temps, 70% de la population est confinée de culture. Ce serait effectivement utile de développer des lieux de culture, précisément là où les gens en ont le plus besoin. Où ils sont touchés par la précarité sociale, l’exclusion, par des difficultés, on aurait retrouvé le premier sens de la culture qui est là pour élever des consciences et pas simplement servir de phénomène de distraction pour certaines catégories sociales qui poussent des cris affreux en disant que les lieux sont fermés, ce qui est vrai.

F.R : Ce que la crise actuelle montre, c’est que grâce à Internet aujourd’hui nous pouvons avoir un accès aux mondes des arts. Cependant tout le monde n’a pas un smartphone, une bonne connexion Internet, etc, donc il y a aussi des inégalités sociales la-dedans, et le monde culturel a souvent tendance à oublier ça. Il ne faut pas oublier le fait qu’il y a beaucoup de gens pour lesquels les accès sont compliqués, et c’est pareil avec le web.

A.C : Aujourd’hui, la question sociale est complètement évacuée, on ne s’intéresse plus beaucoup aux questions de démocratisation, ou encore de démocratie culturelle. Les lieux culturels sont avant tout destinés à faire rayonner des territoires, et l’implication des habitants et des populations locales sont devenues un discours qu’on entend partout. C’est à la fois un choc de voir que ces lieux où on a accès à l’imaginaire, à l’esthétique soient fermés. Mais en même temps ça fait vraiment réfléchir sur le rôle et la question de la culture. Le fait de ne plus y avoir accès m’a fait prendre conscience que c’est la condition de beaucoup de gens hors confinement, et ce qui appelle à revisiter dans les prochaines années les politiques culturelles.

Propos recueillis par Florentine Colliat et Julian Marras
Photo : Édouard Roussel