Ils se sont dit que c’était impossible, alors ils l’ont fait. Les samedi 20 et dimanche 21 mars, l’Espace des Arts proposait L’Humour du risque, deux soirées de spectacles d’humour filmées dans les conditions de la télévision et retransmises en direct sur le net. Deux soirées façon opération commando construites en 48 heures chrono. Rencontre avec Oldelaf et Antonia de Rendinger, animateurs de la soirée et Nicolas Royer directeur de l’Espace des Arts.

À l’heure des couvre-feux et des théâtres fermés, où l’on somme la culture de se réinventer, l’Espace des Arts s’est lancé dans le streaming avec deux soirées d’humour retransmises en direct sur le net. Concurrencer la télévision le week-end, c’était déjà un beau défi. Faire payer la soirée, même 5 euros, à l’heure du tout gratuit sur le net, c’était une gageure. Alors inviter 12 humoristes à monter un spectacle de sketchs inédits le samedi, d’impro le dimanche, le tout en 48 heures, on frise l’inconscience… ou la persévérance. Car derrière tout cela se cache un désir profond : être là, présents, exister, s’adapter « quoi qu’il en coûte ». « L’Humour du risque » ou 12 humoristes en quête d’hauteur.

C’est le dimanche matin, à la mi-temps, que nous retrouvons Oldelaf et Antonia de Rendinger, les animateurs des 2 soirées. Comment se sentent-ils à mi-parcours ? Oldelaf : « j’ai l’impression que quelqu’un a fait ses besoins dans ma tête ou que j’ai une interro de maths ». Antonia enchaîne : « Je me dis qu’on a quand même réussi à monter un spectacle de 2 heures, écrit de bout en bout, en seulement 48 heures ». 

Au départ, une idée lancée par l’Espace des Arts : un streaming de l’humour, sur deux jours. Coup de fil et échange avec Entrescènes, diffuseur et producteur de spectacles. Mise en place d’une liste d’artistes, sélection. « J’ai vite vu ceux qui diraient oui et qui matcheraient bien entre eux. On est partis sur une équipe que l’on connaît bien, des potes. C’est fondamental. S’il y a des enjeux d’égo dans une soirée comme celle-là, on est foutus. Ici, on est tous au même niveau. On se fout de savoir si l’un est plus présent que l’autre. On a tous notre part », dit Antonia. Oldelaf poursuit : « Nous, on a préféré rester animateurs parce qu’avec notre talent on risquait d’éclipser les autres. Enfin moi, c’est au premier degré, avec mon corps, que je pourrais faire de l’ombre… ». 

Qu’est-ce qui les a motivés à se lancer dans cette folle aventure ? Oldelaf : « Je voulais jouer à Chalon-sur-Saône. Mon père est en prison à Chalon depuis des années, alors ça crée des liens et j’ai un attachement particulier pour la base aérienne de Champforgeuil ». Et le jeu en streaming, il en dit quoi ? « C’est un truc de fou de jouer avec 11 caméras. On ne se rend pas compte. Quand j’ai joué au Zénith, il n’y en avait qu’une et c’est ma mère qui la tenait ». 

L’Humour du risque porte bien son nom. Après un travail sur table de conception des sketchs, il a fallu penser l’orchestration, les changements de costumes, l’alternance entre musique et texte, vidéos et théâtre, jouer avec les caméras, s’adresser à un spectateur virtuel. Un défi pour l’équipe technique. « Ils attendaient nos directives pour la conduite, les plans de feu, l’endroit où l’on mettrait le piano, mais moi je ne savais même pas à l’avance s’il y aurait vraiment un piano. On s’est retrouvés le jeudi soir et c’est là que l’on a commencé à bosser », raconte Oldelaf. Théâtre et tournage, deux univers, deux cultures. « Il faut de la connivence dans ces cas-là, c’est vachement important. C’est violent pour des techniciens de théâtre qui ont l’habitude de travailler avec du temps devant eux de devoir s’adapter si vite ». 

Le streaming en live n’est pas du théâtre filmé mais du direct, avec ses aléas. « Nous, ce dont on avait peur, c’était qu’il y ait des soucis techniques. Le reste, l’impro, la culture de l’accident, on a l’habitude. C’est dans l’ADN des humoristes. On pourra expliquer 1.000 fois que le spectacle s’est monté en 48 heures, le public ne comprendra pas ce que ça représente. Alors, il faut jouer avec la situation, se servir de tout ce qui peut arriver et rebondir », commente Oldelaf. 

Le streaming pose des questions de fond. Doit-on le penser comme un palliatif ? Un succédané provisoire de lien artistes – publics ? Ou le numérique peut-il devenir un espace de création à part entière avec ses codes, ses publics ? 

Nicolas Royer, directeur de l’Espace des arts, considère ces deux soirées comme une expérimentation. « Le streaming reste un outil, pas une fin en soi. On teste des choses pour après. L’humour se prête bien à ce dispositif avec des formats courts, des gens qui savent jouer avec la caméra, qui pensent tout de suite au rendu ». 

Oldelaf et Antonia de Redinger semblent mitigés. Ils ont relevé le défi, par militantisme. D’après Antonia, jouer relève aujourd’hui d’un acte politique, métaphore de la grenouille. « Si l’on plonge une grenouille dans l’eau bouillante, elle va immédiatement sauter pour sortir. En revanche, si on chauffe progressivement, la grenouille ne s’en rend pas compte. Elle s’endort et finit ébouillantée. Nous sommes une grenouille ébouillantée. Si l’on nous avait dit il y a un an que les lieux de culture seraient fermés si longtemps, que nous n’aurions plus de cafés, de restaurants, que l’on ne pourrait pas embrasser nos parents, sortir le soir chez des amis, les gens auraient réagi. Nous nous sommes endormis. Alors jouer, même en streaming, c’est montrer que l’on existe encore ».

« Le streaming, c’est faute de mieux, parce qu’ici le défi était sympa et qu’on avait franchement envie de se retrouver et de se marrer », ajoute Oldelaf. « On nous dit : couvre-feu à 20h, on propose des spectacles à 18h. Couvre-feu à 18h, on imagine des spectacles à la pause du midi. Il faut respecter les gestes barrières, on joue devant des demi-salles, avec un public masqué tartiné de gel hydroalcoolique. C’est possible tout ça, on l’a fait. Tout ne doit pas se passer derrière un écran », enchaîne Antonia. Oldelaf poursuit : « on ne sait pas ce que va donner l’après. Les stigmates risquent d’être longues, on va avoir du mal à se relever. Embouteillage avec toutes les productions lancées en même temps, public qui aura peut-être du mal à revenir ».

 « Les gens rattraperont le temps perdu, ajoute Nicolas Royer. Ils voudront fêter leurs anniversaires, voir leurs copains, boire des coups en terrasse. La culture viendra après. Je sais que je vais me retrouver avec un public de fan, mais ma salle ce n’est pas seulement ça, c’est tous les autres. Le streaming, c’est une façon de toucher le plus grand nombre. Mon enjeu à moi, c’est de maintenir des emplois. Ces deux soirées, ce sont 60 personnes qui ont bossé. Ça deviendra quoi la culture après ? Quels imaginaires on va proposer quand les artistes devront répondre à une réalité économique ? Quand les structures culturelles choisiront des valeurs sûres car elles ne pourront pas faire autrement ? » Les sujets restent brûlants, comme l’eau de la grenouille. 

Samedi soir, j’ai assisté au spectacle, je me suis assise dans un fauteuil, dans une salle. Un masque sur le visage, des voisins à distance et des comédiens devant moi. Je me suis sentie, comment dire, vivante. La grenouille que j’étais a sorti, l’espace d’un instant, la tête de la casserole. Alors, créateurs de tous les pays, relevez-vous ! Streaming ou pas, expérimentez, poursuivez. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.

  • Erika Lamy // Photos : Julien Piffaut et Thomas Lamy