Mauvaise Graine, c’est l’émission consacrée aux luttes écologiques de Radio Dijon Campus qui se questionne aujourd’hui sur la transition énergétique et la décroissance. On discute de ces questions avec François Jarrige, historien, maitre de conférence à l’université de Bourgogne et membre de l’institut universitaire de France.

La production d’électricité est devenue une question centrale du débat énergétique. Faut-il changer nos habitudes ? 

Il faut interroger la question de nos consommations, de nos productions et sur comment les faire diminuer, je pense que c’est ça le cœur du problème. Mais le paradoxe de la situation, c’est que pendant longtemps les gouvernements et les autorités ont nié le fait qu’il y ait un changement climatique massif qui devait avoir des conséquences sur nos organisations collectives. Aujourd’hui ils ne le nient plus. C’est-à-dire que depuis une dizaine d’années il y a un consensus à la fois scientifique et politique sur l’impact du réchauffement climatique et sur ses causes. Donc maintenant, la question c’est de savoir ce qu’on fait par rapport à ce constat. Vous avez deux positions qui s’affrontent. Il y a ceux qui essaient de préserver les profils et de préserver le système au maximum. En France, c’est notamment EDF et la question de l’électricité puisqu’on la présente comme une énergie décarbonée. Une énergie est décarbonée en fonction de comment on la produit, mais aujourd’hui une partie de l’électricité mondiale est produite avec du charbon, avec du gaz, avec des combustibles fossiles. Et l’autre position, c’est ceux qui essaient d’imaginer un système qui serait véritablement différent pour imaginer un futur où le réchauffement climatique ne serait plus un problème.

Effectivement, l’électricité produite dans le monde est plutôt carbonée mais celle qui est produite en France est plutôt décarbonée grâce au nucléaire...

Oui, mais on en arrive à la question problématique et complexe du nucléaire. En France en ce moment, c’est 70% de l’électricité à peu près qui est produite par le nucléaire. La question, c’est de savoir comment est-ce qu’on considère le nucléaire ? Est-ce qu’on le considère comme une énergie renouvelable, comme une énergie propre ou comme une énergie fossile parmi les autres ? Sachant qu’il faut juste rappeler qu’une centrale nucléaire, c’est comme une grosse machine à vapeur qui, au lieu d’utiliser du carburant ou du charbon, utilise un combustible qu’on appelle uranium ou plutonium, qui n’émet pas de CO2 lors de l’extraction. Mais il pose toute une série d’autres problèmes à tous les niveaux : production, gestion des déchets… Certains aujourd’hui essaient d’utiliser le contexte du changement climatique pour réactiver et relancer le nucléaire qui connaissait une crise massive dans les dernières années. Et évidemment, tous les acteurs classiques du secteur énergétique essaient de retraduire leurs discours, leur langage, leurs stratégies dans les nouvelles catégories du changement climatique, de la prise de conscience écologique, etc. Mais, comme historien, moi ce que je peux vous dire c’est qu’il n’y a pas forcément de transition énergétique. On n’a jamais vraiment brûlé autant de charbon qu’aujourd’hui à l’heure de l’électricité. À la fin du 19ème siècle quand l’électricité est arrivée on imaginait que ça allait permettre de relancer l’éolien et le solaire pour produire de l’énergie qu’on appelait déjà « propre » à l’époque. Et en fait très rapidement on s’est rendu compte que l’électricité qu’on consommait était produite dans des centrales thermiques. Mais la magie de l’électricité, c’est de dissocier le lieu de la production et de la consommation et donc de nous déresponsabiliser face à nos actes de consommateurs en fait. 

Cette espèce d’électrification massive que connait notre société depuis un moment déjà, ça nous dé-responsabiliserait ?

Je pense que le discours actuel sur l’électrisation pose énormément de problèmes parce que tout est fait pour nous faire croire qu’on peut continuer à augmenter notre consommation. Et donc on nous annonce que le parc automobile va être électrifié, mais c’est une aberration. Si on électrifie le parc automobile, les consommations d’énergies vont exploser. Il y a un moment où il faut bien produire cette énergie alors qu’en électrifiant tout, on va encore accentuer nos consommations donc on ne va pas du tout régler le problème.

Quand est-ce que ce concept d’énergie est devenu central en sciences physiques par exemple, ou s’est imposé comme nouvelle vision du monde ?

Le mot même énergie n’a pas le même sens avant le 19ème siècle. L’énergie désignait une force qui nous porte, mais ça pouvait être l’amour, un sentiment, le sublime. Au cours du 19ème siècle le terme a vu son sens se réduire et être ramené de plus en plus à un calcul en lien avec l’émergence de la thermodynamique et les sciences physiques. Le terme d’énergie, c’est un terme de sciences physiques qui permet de mettre en contact et en compatibilité les différentes sources de forces disponibles dans la société puisque tout est force. Il y a l’énergie du travail manuel, des animaux, des différents éléments, de ce qu’on extrait du sous-sol via des carburants fossiles. Il y a plein de manières de produire de la force via ce qu’on appelle des convertisseurs énergétiques, c’est-à-dire des machines qui transforment des sources d’énergies brutes dites primaires en énergie appropriable pour une société.

Qu’est-ce que vous avez à dire sur les problématiques liées aux convertisseurs et sur les moyens qu’on utilise pour produire ces énergies ?

Plein de choses potentiellement. Mais il faut bien voir que la question de l’énergie, elle est évidemment devenue centrale à la faveur d’un changement climatique puisque derrière le changement climatique il y a le CO2, et derrière le CO2 il y a la question des combustibles fossiles, gaz, charbon, pétrole. Il faut bien voir que moi, ce qui m’intéresse en tant qu’historien, c’est comment on est rentré dans le monde des énergies fossiles qui introduisent une rupture tout à fait fondamentale et quasiment anthropologique dans notre rapport au monde. Puisque jusqu’au 19ème siècle en gros, toutes les sociétés tiraient leurs énergies à proximité physique (l’eau, le vent, les animaux, la biomasse, les végétaux…)

Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que les énergies qui sont dites nouvelles et renouvelables, c’est pas du tout nouveau ?

C’est des énergies classiques. Il y a plusieurs manières de les désigner. On les appelait les énergies naturelles à la fin du 19ème, aujourd’hui on dit énergies renouvelables depuis les années 80. En fait la grande rupture c’est qu’on a découvert le moyen d’utiliser ces sources d’énergie extrêmement abondantes et massives qu’on trouvait dans les sous-sols sous forme de pétrole et du charbon. Or le défi aujourd’hui c’est de savoir comment on va faire pour continuer notre trajectoire de développement sans ces sources d’énergies quasiment miraculeuses qui ont permis pendant 150 ans d’avoir des sources d’énergie très bon marché, très facilement exploitables et avec un rendement extrêmement important. Et derrière ça il y a aussi la réactivation des énergies dites renouvelables via des convertisseurs énergétiques plus efficaces avec des meilleurs rendements pour obtenir de l’énergie grâce au photovoltaïque, grâce à des éoliennes. Et tout le débat c’est de savoir si ces sources d’énergies renouvelables comptées par ces nouveaux convertisseurs permettront de produire suffisamment pour remplacer les énergies fossiles. Le problème c’est qu’en fait il n’y a pas de solutions. Je pense que c’est ça le cœur du truc. C’est dur à dire mais il n’y a pas de solutions. Les gens qui vous disent « moi j’ai la solution pour régler nos problèmes » : non il n’y a pas de solutions. 

Elon Musk a peut-être la solution…

Mais ça c’est notre imaginaire technologique qui nait au 19ème siècle qui nous laisse croire qu’on aura la solution technique qui permettra de ne pas poser de problème. On réactive un imaginaire technologique de la solution miraculeuse pour ne pas poser le problème fondamental de l’organisation de nos modes de vies, de nos organisations collectives, de nos modes des productions.

Le message que cherche à faire passer Emmanuel Macron lorsqu’il accuse les écologistes et les décroissants de vouloir revenir à l’époque de la bougie et d’un supposé modèle Amish, qu’est-ce qu’il essaie de nous dire ?

Il faut bien rappeler qu’il a prononcé ce discours devant un parterre d’entrepreneur de la high-tech dans un contexte de débat et de controverse sur la 5G, et il s’agissait pour Macron d’utiliser une fois de plus les questions écologiques pour pousser d’autres enjeux et d’autres agendas, essentiellement la défense de la French Tech, c’est-à-dire ces entreprises qui doivent rivaliser avec les GAFAM. On est dans d’autres enjeux et l’écologie est instrumentalisée pour soutenir un certain type de secteur d’activité qui est considéré par le gouvernement comme stratégique.

Est-ce que c’est possible de faire rêver avec la décroissance ?

Je ne sais pas exactement. La décroissance, c’est une réaction face à cette fascination pour le culte du PIB et de son augmentation. Le mot est devenu un enjeu de débat et de politique dans l’espace public avec une minorité de militant qui le reprend et le revendique, et les élus et médias dominants qui passent leur temps à les diffamer et à diffamer ce mot. Si ce mot ne prend pas c’est qu’il a un défaut dans l’imaginaire c’est pour ça que plein d’acteurs proposent d’autres termes. Je crois que l’enjeu n’est pas de se quereller sur ce mot mais sur le fond du problème et le fond du problème, c’est qu’il faut effectivement lutter contre ce culte du PIB et organiser des formes de décroissance de la production et de la consommation. C’est-à-dire que l’idée qu’il faut être sobre, qu’il faut avoir accepté les limites du milieu dans lequel on est, qu’il faut gérer avec précaution les ressources, qu’il faut contracter ses dépenses, mais ça c’est des idées qui étaient classiques. On parlait tout à l’heure du logement, parmi toutes les choses qui faudrait faire décroitre, il y a les consommations énergétiques des logements. Aujourd’hui la norme culturelle dans une maison c’est 21°C. Au 18ème siècle on estimait que la norme du confort pour les individus était de 12/13°C. Il ne faut pas perdre de vue que notre rapport au monde est une norme de construction sociale et culturelle. Le rapport au monde qu’on a aujourd’hui n’est pas un invariant anthropologique fondamental, il a été construit par une société hyper consumériste par des normes culturelles, par la publicité… C’est ça qu’il faut renverser pour inventer des nouvelles normes. Peut-être qu’on peut être bien avec 15° et une société où on est bien avec 15° l’hiver, la diminution des consommations d’énergie est énorme. Rien qu’avec ça, et là il n’y a pas besoin d’inventer de high-tech, il faut juste changer nos modes de vies, c’est-à-dire mettre un pull peut-être plutôt que de se trimbaler à poil chez soi l’hiver.

  • Propos recueillis par Augustin Traquenard, retranscrits par Florentine Colliat // Photo : capture d’écran de la vidéo youtube « François Jarrige – Une histoire désorientée des techniques agricoles« .