Le Dijonnais Lucas Sartori, 14 ans, et le Creusotin Thibaud Vincenot, 25 ans, ont récemment brillé lors de la dernière édition du Channel Trophy, un tournoi international majeur de… bridge. L’occasion de dépoussiérer l’image de ce jeu dont la moyenne d’âge est de 74 ans. Enquête sur une discipline qui forme la relève depuis les bancs de l’école.

Article extrait du numéro 33 du magazine Sparse

Bien qu’il soit moins populaire que le tarot ou la belote dans les foyers français, le bridge arrive néanmoins en tête du classement des jeux de cartes pratiqués en club. La Fédération Française de Bridge dénombre 90.000 licenciés, se plaçant au 2ème rang mondial en termes d’effectifs derrière les États-Unis. En club, ils seraient près de 20.000 bridgeurs à jouer quotidiennement. Pour Bernard Gueugnon, président du comité régional de bridge de Bourgogne-Franche-Comté, cet engouement s’explique d’abord par la forme du jeu. « On joue avec un partenaire, contre un autre duo, et on change de table toutes les quinze minutes. C’est un jeu de convivialité, de proximité et d’échanges. Comme chaque joueur a 13 cartes en main, les combinaisons se chiffrent en milliards, les possibilités sont infinies. Il ne faut pas oublier non plus que le bridge est un jeu de compétition, il faut avoir la rage de gagner ! » Le bridgeur parle avec entrain de cette discipline qu’il a découverte dans sa jeunesse, et qu’il pratique sérieusement depuis sa retraite. 

Oui, car le bridge peut vite devenir une activité chronophage : comptez 4 heures pour un tournoi, voire un week-end entier pour une compétition. Selon lui, c’est d’ailleurs un des facteurs limitants au recrutement de nouveaux joueurs : « la moyenne d’âge a augmenté ces dernières années, passant de 71 à 74 ans, c’est pourquoi nous essayons d’attirer les jeunes retraités. Mais souvent les personnes préfèrent passer le week-end en famille, plutôt que de partir faire des compétitions ». Et depuis mars 2020 et la fermeture administrative des clubs à cause de l’épidémie de Covid19, le nombre de licenciés a chuté de 30% en une saison dans la région. Faute de pouvoir se réunir pour jouer ensemble, les bridgeurs se sont rabattus sur les plateformes de jeu en ligne. Sauf que la plupart d’entre elles ne sont pas rattachées à la fédération, et ne reversent donc pas d’argent aux clubs. « Un club actuellement, c’est 0 tournoi, 0 recette et que des charges (…).  Et pour l’instant, seule la plateforme Real Bridge qui se met tout juste en place est rémunératrice pour les clubs. » C’est d’ailleurs sur cette dernière que s’est tenu en décembre dernier le très sérieux Channel Trophy. Ce tournoi, réunissant les jeunes des équipes de France, de Belgique, des Pays-Bas et d’Angleterre, a donc eu lieu pour la première fois en ligne via caméras et micros interposés. Cela fait plusieurs années déjà que la France opère une véritable razzia lors de cette compétition. Thibaud Vincenot, jeune champion originaire du Creusot, deuxième en catégorie U25 du dernier Channel Trophy, collectionne les titres avec l’équipe de France depuis l’adolescence. À 25 ans, toute sa carrière s’est construite autour du jeu de carte. Désormais installé à Lyon, il donne des cours de bridge, arbitre des compétitions et s’entraîne quotidiennement avec l’équipe de France. Une belle histoire qui a débuté un peu par hasard au collège : « Avec mon meilleur ami, on voulait passer prioritaire à la cantine le midi pour éviter d’attendre trop longtemps. Pour cela, il fallait adhérer à un club alors on a tiré au sort et c’est tombé sur le bridge. On n’y allait pas au début, parce que ça avait pas l’air dingue et finalement les surveillants s’en sont aperçus et nous ont obligés à y aller ». 

Mais c’est lors de colonies de vacances centrées autour du bridge et organisées chaque été par le comité régional de BFC que Thibaud va tomber amoureux du jeu : « Les gens étaient bienveillants et s’occupaient de nous en permanence. Comme on habitait le même village, on se voyait la semaine pour s’entraîner et ils nous emmenaient faire des festivals de bridge à Biarritz et ailleurs. L’ambiance était super, ça m’a donné envie de poursuivre. » Et depuis qu’il a été repéré à 17 ans, il enchaîne les championnats d’Europe et du Monde en équipe de France : Wroclaw en 2013, Istanbul en 2014, Montecarlo, Suède, Floride… Et peut-être l’Italie cet été, si les conditions sanitaires le permettent. Pour le jeune bridgeur, le championnat est l’événement incontournable : « On a grandi avec les autres joueurs et on se retrouve ensemble chaque année. On s’entend tous très bien, même si à la table on ne lâche rien car on est là pour gagner. » Au-delà des retrouvailles, ces compétitions internationales sont aussi l’occasion pour les jeunes d’apprendre à se défendre contre les différents systèmes de bridge. En effet, bien que les règles du jeu soient universelles, la manière dont on arrive à réaliser un contrat est propre à chaque pays. 

Alors pour préparer les championnats internationaux qui durent 15 jours, Thibaud s’entraîne tous les jours en ligne,  avec des amis, avec son coach et l’équipe de France. « À force de jouer des donnes on acquiert des réflexes ; les enchères sont un véritable code que l’on met au point avec son partenaire et qu’il faut connaître par cœur. Plus on joue, et plus on enrichit son système. Il y a un gros travail de mémoire mais comme on a eu la chance de commencer jeune, notre cerveau est formaté, ça rentre très facilement. Quand j’étais étudiant en droit, j’avais besoin de beaucoup travailler pour que ça rentre, alors que j’ai toujours eu une facilité à apprendre les enchères de bridge. » Mémoire, logique, calcul mental, probabilités, vivre ensemble…

Nombreuses sont les qualités requises pour pouvoir exceller dans ce jeu. Et justement, la plupart de ces apprentissages débutent en primaire et au collège. Véronique Sartori, professeur de mathémathiques au collège Marcelle Pardé à Dijon et mère de Lucas, 14 ans, médaillé d’or au dernier Channel Trophy, est une fervente défenseur du bridge. Pour elle, c’est un formidable outil qui permet aux élèves de développer leurs capacités mais aussi d’être actifs dans le processus de recherche. « En cours de maths, il n’est pas nécessaire de connaître les règles du jeu pour utiliser le bridge sous forme d’exercices. Je peux leur apprendre à compter les points dans les couleurs par exemple. Le principe des enchères peut aussi être mis en lien avec l’apprentissage du codage informatique ». Animatrice du club de bridge de son collège, elle assure également des formations sur les jeux en mathématiques et notamment le bridge, à destination des enseignants de l’Académie. Car depuis 2012 et la signature d’une convention entre l’Éducation Nationale et la Fédération Française de Bridge, la pratique du bridge est encouragée à l’école. Introduit dès le CM1, ce jeu « sérieux » est reconnu comme étant un moyen ludique et efficace pour l’apprentissage et le développement social des enfants. Cet engagement a été renouvelé en 2018 à travers le plan Villani-Torossian* et les « 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques ». 

« Les jeunes peuvent intégrer l’équipe de France à partir de 9 ans, c’est aussi l’âge où l’on débute le bridge scolaire », précise Véronique Sartori. Son fils Lucas, qui a commencé de jouer à son arrivée au collège, s’est d’ailleurs fait repérer alors qu’il participait à la même colonie de vacances que Thibaud Vincenot. Et avec déjà plusieurs titres à son actif, il semble prendre le chemin tracé par son aîné. « Je l’ai accompagné aux championnats du monde en Croatie avec l’équipe des moins de 15 ans, et c’était très intéressant. Ils n’arrêtaient pas de 8h du matin jusqu’à 19h. Ils n’ont même pas vu la mer alors qu’ils avaient un bel hôtel, au bord de la plage. C’est intense, mais en même temps il aime ça. À 14 ans il a déjà pris l’avion tout seul et voyagé dans plein d’endroits ! Et à son âge, on aime encore recevoir des médailles et les mettre dans sa chambre. »

  • Par Sophie Brignoli // Illustrations : Cédric de Montceau

* Cédric Villani, député de l’Essonne et Charles Torossian, inspecteur général de l’éducation nationale.