Ça veut dire quoi « tuer l’écosystème » du point de vue du droit ? Comment peut-on sanctionner ces délits ? Qu’est-ce que ça veut dire « réparer la nature? » On en parle avec Laure Abramowitch et Didier Supplisson, avocats en droit public de l’environnement. Tous deux sont co-fondateurs de la structure Legiplanet, basée à Dijon, et dédiée aux enjeux de la transition écologique et énergétique.

Mauvaise Graine est une émission de radio consacrée aux luttes écologiques,
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En mars dernier, les députés ont adopté le principe d’un délit d’écocide, c’est-à-dire tuer l’écosystème. Pour le garde des sceaux Eric Dupont-Moretti, ce n’est pas possible de reconnaître l’écocide comme un crime au motif qu’il faut respecter la fameuse proportionnalité entre la faute et la peine encourue. Est-ce que pour vous cet argument est recevable ou est-ce qu’il aurait très bien pu décider de reconnaître l’écocide comme n’importe quel meurtre ?

Laure : Pour rappeler un peu le contexte, ce crime d’écocide est issu du projet de la convention citoyenne qui s’est déroulée ces derniers mois et qui a mis en avant cette proposition. Au départ, c’est un crime qui a été proposé et qui a ensuite été abandonné au profit d’un délit. Donc il n’y a pas de notion criminelle et la peine encourue n’est donc absolument pas la même. On a déjà un concept qui existe en Français, qui s’appelle le préjudice écologique, qui a été reconnu en 2012 dans le cadrede l’affaire de l’Erika (pétrolier Total transportant 37.000 tonnes de fioul qui a fait naufrage sur les côtes bretonnes, ndlr) et qui est de plus en plus appliqué. Donc il y a déjà des choses qui existent. Ce sont des atteintes graves à l’environnement, qui sont irréversibles. Pour autant est-ce qu’on peut parler d’un crime? Personnellement, je fais aussi du droit pénal criminel et à mon sens ça ne s’applique absolument pas.

Didier : Il existe 3 types de sanctions, qui correspondent à des échelles de gravité en fonction des délais de prescription. On a les plus légères qui sont les contraventions, ensuite les délits et ensuite les crimes. Les crimes étant réservés aux infractions les plus graves. Il y avait une proposition de loi pour qu’on mesure quel est l’enjeu concret de la qualification de crime ou de délit, sachant que dans les deux cas, on peut aller vers des sanctions très importantes. Mais pour ce qui est du crime d’écocide, une proposition de loi fin 2019 avait déjà été écartée par le gouvernement, qui proposait de punir les atteintes intentionnelles à l’environnement de 20 ans de prison et 10 millions d’euros d’amende. Le déclassement en délit consiste du coup à réprimer les atteintes intentionnelles ou en connaissance de cause à l’environnement de peines de prison de 10 ans et de 4,5 millions d’euros d’amende. On voit que même en déqualifiant de crime à délit ces atteintes intentionnelles, on arrive à des niveaux de sanctions qui sont quand même importantes et dissuasives. N’importe quel chef d’entreprise peut être susceptible d’être condamné à 10 ou 20 ans de prison. L’intensité de la peine en tant que délit est normalement suffisante pour dissuader les comportements « criminels » à l’égard de l’environnement.

Laure : En complément, il faut aussi imaginer en quoi pourrait ressembler un procès criminel en matière environnementale. On voit déjà la difficulté qu’on a aux assises pour faire comprendre ce qu’un être humain a commis sur un autre être humain. Les enjeux environnementaux sont techniquement compliqués et nos propres juges ont du mal à comprendre le b.a-ba en matière environnementale. Aller aux assises environnementales ou vertes, je ne sais pas comment ça pourrait s’appeler, c’est quelque chose qui parait encore plus compliqué à mettre en place. Est-ce qu’on aurait un jury populaire à qui il faudrait expliquer comment a été créer la biodiversité à tel endroit et comment elle a été détruite ? Qu’est-ce que ça vaut monétairement ou en reconstruction de la nature ? Ça parait complètement impensable.

Didier : D’autant que les décisions des magistrats professionnels qui appliquent les délits sont souvent en réalité beaucoup plus sévères que les décisions des jurys populaires. Donc imaginons qu’on ait à juger l’armateur de l’Erika, est-ce qu’il aurait été plus sévèrement sanctionné par un jury populaire ou par des magistrats professionnels qui appliqueraient le délit d’écocide ? Il est plus probable que les magistrats professionnels soient plus sévères qu’un jury populaire qui serait peut-être plus sensible à une question de disproportion entre la peine de l’armateur et les peines qui sont encourues en cas de crime.

Justement aujourd’hui, on a l’entrée en vigueur de la loi climat, les atteintes à l’environnement peuvent faire objet de réparation au niveau civil. Il y a quand même une infraction pénale pour la pollution des eaux qui est aujourd’hui la seule reconnue mais la loi climat va plus loin. Le droit pénal général permet déjà d’être utilisé pour faire reconnaître quand il y a des blessures graves dues aux atteintes à l’environnement. Est-ce que même si c’est un délit, l’écocide tel qu’il est prévu dans la loi climat a un intérêt ? Est-ce que ça renforce l’arsenal juridique de l’environnement ou est-ce que le panel qui existe déjà est suffisant ?

Didier : En termes de nature d’infraction, le délit tel qu’il est conçu dans le projet de loi consiste en fait à aggraver les sanctions qui sont prévues pour des infractions précises bien définies. C’est un délit d’aggravation et non pas un délit autonome qui aurait sa propre définition. À partir du moment où il y a une intention de commettre une infraction environnementale ou d’agir en toute connaissance de cause, le délit d’écocide vient aggraver les sanctions qui sont prévues. Ces sanctions sont multiples. Le problème, c’est plus d’appliquer les sanctions qui existent déjà, parce qu’à l’heure actuelle elles sont insuffisamment poursuivies, et les peines sont insuffisamment dissuasives. De ce point de vue-là, le délit d’écocide apporte véritablement quelque chose.

Laure : Effectivement, la plupart des personnes ne sont, pour la plupart, pas poursuivies du tout parce que les procureurs et les agents de police judiciaire et de gendarmerie ne connaissent pas ces sujets-là. Il n’y a pas d’enquête, donc pas de poursuites. La majorité des cas se terminent par une transaction, c’est-à-dire que l’infraction est reconnue mais on paye une amende et ça s’arrête là. Il n’y a pas d’obligations de remise en état, il n’y a pas d’amendes particulièrement lourdes, ça se termine un peu à l’amiable. On n’a aujourd’hui aussi pour l’instant que deux gros pôles en matière environnementale en France, à Paris et Marseille, qui s’occupent des plus gros litiges. Mais ça va bientôt se terminer, ils vont rester en activité de manière spécialisée. Dans l’année vont être créés des pôles régionaux en matière environnementale. Il y en aura un par exemple à Dijon qui va permettre de former des juges, de former le parquet, de former les équipes de poursuite en connaissance des infractions environnementales, pour pouvoir aller plus loin, pour que ce soit plus sanctionné et que ça ne s’arrête pas au stade de la constatation de l’infraction.

Pour terminer avec le délit d’écocide, est-ce que ça peut réellement avoir un aspect dissuasif sur les pollueurs, notamment industriels?

Didier : Le caractère dissuasif est lié aux attentes des acteurs qui sont susceptibles de commettre l’infraction quant à l’effectivité de poursuites et de condamnations. Je pense qu’il y a l’aspect symbolique de la qualification d’écocide qui fait que dans la culture commune, cette notion d’écocide peut être mieux appréhendée par les pollueurs potentiels. Même si techniquement ils ne savent pas bien ce que ça recouvre, ils savent comment l’opinion s’en empare, comment ça va marquer les consciences. Ensuite, il faudra d’abord que l’organisation du parquet, tel qu’il est dessiné avec des pôles spécialisés, se mette en place et que progressivement on voit des affaires aboutir et sanctionner plus rapidement. Ça permettra de réguler les comportements qui pour l’instant pouvaient s’ancrer dans un sentiment d’impunité.

Laure : Là encore il y a des choses qui existent et qui sont appliqués. Par exemple, il y a le devoir de vigilance, auquel les entreprises sont soumises. De plus en plus, leur responsabilité est engagée sur ce terrain-là. Il y a actuellement une affaire contre Total qui vise à engager la responsabilité du groupe sur le terrain de sa négligence en matière de devoir de vigilance. Il y a une autre action qui est en cours contre le groupe Casino pour sa participation à la déforestation en Amazonie, là encore en application du devoir de vigilance. Donc ce sont des textes qui existent, qui sont suffisamment saisis devant les tribunaux mais pour autant il y a déjà plein de choses qu’on peut faire et qui pourraient être davantage exploités.

Le droit à l’environnement permet de condamner des pollueurs et de dédommager des victimes mais c’est aussi possible d’attaquer l’État pour non-respect de ses obligations environnementales. C’est le cas de l’Affaire du Siècle, une pétition qui a reçu plus de 2 millions de signatures en mois d’un mois. Suite à ça, 4 ONG avaient déposé en 2019 un recours devant le tribunal administratif de Paris pour carence fautive de l’État dans sa gestion climatique. Le 3 février dernier, ce fameux tribunal a reconnu qu’il y avait effectivement préjudice écologique et que l’État était responsable de manquement. Ça veut dire que le juge reconnaît un lien de causalité entre les actions du gouvernement et le réchauffement climatique mais concrètement, qu’est-ce que ça engage comme conséquences vis-à-vis de l’État et vis-à-vis des citoyens Français ?

Laure : Déjà, 2 millions de signataires sur une action pareille, c’est symboliquement assez impressionnant. Sur le fond du droit, ce n’est pas la première fois que le juge est saisi de cette question-là. On parlait de l’Erika qui a donné naissance à ce concept de préjudice écologique, qui a ensuite été codifié mais qui est finalement assez peu mobilisé. Le tribunal judiciaire de Marseille a condamné l’an dernier des braconniers dans les calanques de Cassis. Mais sinon c’est assez peu mobilisé. C’est vraiment novateur puisque le juge administratif n’avait été que très peu saisi du préjudice écologique dans l’objectif de condamner l’État pour ces carences fautives et son inaction dans le cadre des engagements qu’il a pris en matière de réduction des gaz à effet de serre et des changements climatiques plus largement. Pour un citoyen, ça peut être un concept assez flou et voir que l’État peut être condamné aussi pour ne pas avoir respecté ses engagements, c’est un symbole assez fort.

Didier : Ce qui est très intéressant aussi dans la décision, c’est que le juge a confronté les engagements internationaux de l’État et la trajectoire qu’il prenait. Ce qui a constitué le fondement de la décision du juge de condamnation, c’est l’écart entre ce qui a été promis et signé et puis ce que l’État faisait réellement et ce qu’on a constaté scientifiquement en termes d’émission de gaz à effet de serre. Le juge a sommé l’État de présenter des justifications permettant de rétablir la trajectoire correspondant aux engagements internationaux de l’État. C’est très intéressant que le juge confronte ce à quoi l’état s’est engagé et ce qu’il fait réellement.

Pour autant il n’y a pas de réparation pécuniaire puisqu’ils ont été engagés à l’euro symbolique.

Laure : En fait, en matière de préjudice écologique, la priorité doit être une réparation en nature, ça veut dire que les requérants démontrent comment la réparation peut être faite. Donc telle espèce détruite peut être réparé de telle manière et si on n’arrive pas à cette démonstration, on peut demander une réparation pécuniaire. Et là encore il faut encore pouvoir évaluer le préjudice. Sauf qu’il y a un débat assez conceptuel entre associations environnementales. C’est-à-dire que puisque c’est elles qui vont récupérer l’indemnisation du préjudice pour pouvoir elles-mêmes mettre en œuvre des actions environnementales. Sauf qu’il y a certaines associations qui estiment que le préjudice écologique n’a pas à être indemnisé à une valeur trop élevée parce que l’intérêt est un intérêt public qui ne doit pas être indemnisé. Et a contrario il y a d’autres associations environnementales qui considèrent le contraire et qui souhaitent que le préjudice soit reconnu à sa juste valeur. Et c’est vers cette dernière tendance qu’on se dirige. Les associations de l’Affaire du Siècle n’avaient pas demandé de réparation pécuniaire au-delà de l’euro symbolique mais ça a été très critiqué, et ça l’est encore. À l’avenir, on suppose très fortement que le préjudice sera davantage indemnisé. Mais il faut le demander.

Didier : Au moment où on a créé l’obligation de la réparation du préjudice écologique en nature, on n’avait pas vraiment imaginé ce que ça pouvait dire concrètement que de réparer en nature le préjudice consistant à une émission de gaz à effet de serre supérieure aux engagements internationaux. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement de réparer en nature ? Est-ce que ça veut dire obliger l’État à construire des digues ? Est-ce que ça veut dire prendre des mesures législatives ? De ce point de vue-là, puisqu’on n’a pas de décision jurisprudentielle qui concrétise précisément cet aspect de la réparation écologique. On n’a pas encore de recul et là il y a une imagination à mobiliser les associations pour dire précisément quelles réparations en nature on veut. En matière de biodiversité par exemple si vous avez une disparition d’une espèce d’oiseaux, si des entreprises phytosanitaires sont condamnées pour leur responsabilité dans la disparition de telle espèce d’oiseau, quelle va être la réparation en nature ? Est-ce que ça va être de faire des nichoirs ? Est-ce que ça va être obliger l’entreprise à dépolluer les sols par exemple ? Ça, on n’a encore pas de recul, c’est une jurisprudence à construire.

Justement, en matière d’inventivité des associations, il existe dans d’autres pays, en Nouvelle-Zélande et en Inde par exemple, des tribunaux qui reconnaissent des fleuves comme des personnalités juridiques. Est-ce que ça serait imaginable en France?

Didier : En 72, il y avait un professeur de droit, Scott Walter, qui avait fait un article sur «est-ce qu’un arbre peut avoir un avocat ou un sujet de droit? » La question de la protection des entités naturelles en les constituant comme sujets de droit est envisagée par un certain nombre de mouvements comme étant plus protecteur. En réalité je pense que ça ne changerait pas grand-chose. Ça poserait des difficultés. Imaginons qu’on veuille protéger le Rhône des fluents, des rejets, par exemple. Il faudrait qu’il soit représenté par des êtres humains, par des associations agréées pour l’environnement qui sont déjà en capacité d’agir. Je pense que c’est une belle idée mais qui n’apporterait pas grand-chose. Ceci étant le symbole peut avoir une efficacité juridique.

Selon Béatrice Parent, les ONG utilisent le contentieux comme une arme stratégique pour la défense de l’environnement. Est-ce que cette stratégie fonctionne aujourd’hui ? C’est vrai qu’il y a pas mal d’affaires en cours devant les tribunaux mais est-ce que ça ne risque pas aussi d’encombrer les juridictions ?

Laure : On travaille un peu avec Béatrice donc on connait ses travaux, et effectivement le rôle des associations dans la création et l’évolution du droit de l’environnement en France est absolument essentiel. Aujourd’hui il y a encore énormément de choses qui se font grâce aux associations en matière environnementale. Elles innovent, elles savent et connaissent la jurisprudence déjà existante et sur quel terrain il faut aller pour progresser davantage. Elles ont une capacité de créativité très intéressante qui permet d’aller plus loin. Je ne pense pas qu’il y ait encombrement, c’est grâce à ces associations qu’on a ce droit sur lequel on peut se fonder aujourd’hui. Sans elles on n’aurait pas grand-chose. Et ça ne s’arrête pas, France Nature Environnement a de très nombreux combats et remporte assez régulièrement des affaires. Notamment une qui a été rendue la semaine dernière sur les installations classées pour la protection de l’environnement. Récemment, la fédération des chasseurs a été condamnée pour parasitisme publicitaire parce qu’elle avait utilisé l’image d’une association environnementale pour faire croire à une action verte, ce qui n’était pas du tout le cas. Voilà, tout ça, ça existe grâce à la mobilisation des associations.

  • Propos recceuillis par Augustin Traquenard et Valentine Leboucher, retranscrits par Florentine Colliat // Photo : DR