On a rencontré Pierre Duforeau, désormais ex-co-directeur de Chalon dans la rue et directeur artistique de la compagnie Komplex Kapharnaüm. Pourquoi a-t-il quitté ses fonctions au sein du CNAREP (Centre National des arts de rue et de l’espace public) et du festival chalonnais après 3 ans de mandat ?
Pourquoi tu t’en vas ? On ne te met pas à la porte, tu as décidé de ne pas prolonger. Pourquoi ?
Je ne veux pas continuer parce que je crois que je suis venu ici avec une certaine naïveté et beaucoup d’envie. En fait, la faire évoluer dans une direction dans laquelle moi j’avais envie d’aller, je pense que c’est définitivement pas possible.
Impossible? Pour quelles raisons?
Impossible parce c’est un projet où il y a beaucoup de propriétaires. Et quand t’es à la direction, t’es le syndic de copropriété. En fait, t’es là pour faire en sorte que tous les copropriétaires soient contents. Mais en gros, du fait de la gestion d’un truc qui est immuable et où il y a énormément de verrous, énormément de résistances. Les fonctions du festival en local, l’attractivité qu’il représente pour la ville, le rapport aux commerçants, le rapport aux habitants, tout ça… C’est déjà quelque chose qui fige énormément le projet. J’ai rencontré beaucoup, beaucoup d’équipes qui viennent pour être vues et pour rencontrer des professionnels et la dimension publique devient quasiment anecdotique. On vient jouer à Chalon parce qu’il faut le faire.
Tu penses que Chalon dans la rue est devenu plus une rencontre interprofessionnelle qu’une vraie rencontre avec la population, le public ?
Je trouve oui. On pourrait questionner plus. Cette manifestation a plus de 30 ans, ça a été créé en 1985. Pour moi aujourd’hui, Chalon dans la rue est un peu obsolète par rapport au monde dans lequel on vit.
Et je trouve que les arts de la rue ont tendance à l’être aussi. Sur le plan artistique, ils peinent à se renouveler. Surtout dans sa fonction politique, sa fonction originelle. Dans les années 80, 90, 2000 encore… Les arts de la rue, c’était un endroit d’innovation. Il y avait de nouvelles relations aux publics. C’était un endroit de perturbation de la ville, de transformation. Il y avait de la vie. Cette dimension, aujourd’hui s’étiole énormément.
Le Covid a un impact sur cette production artistique ?
Oui, bien sûr, le confinement et la pandémie, ça a été un catalyseur sociétal. Ça a été aussi un catalyseur dans notre secteur qui a mis en pression et mis en exergue des choses qui existaient déjà. L’édition dernière, le budget des mesures COVID représentait deux fois plus que le budget artistique du festival. On était complètement en décalage par rapport à l’essence même du truc. La notion de fête dans la ville, de partage, de convivialité, d’étonnement, etc. Faire des spectacles derrière des barrières et des billetteries, dans des lieux clos …
La vocation sociale et artistique du CNAREP s’étiole aussi ?
Je pense que ça s’étiole depuis une bonne dizaine d’années. Enfin… Il y a une certaine maturité du secteur. Il y a une institutionnalisation intéressante avec la labellisation des lieux, avec les dispositifs d’accompagnement mais qui laisse quand même ce secteur des arts de la rue dans le quart-monde culturel. Parce qu’on est à des années lumières des idées des autres acteurs du spectacle vivant, que ce soit le théâtre, la danse… Aujourd’hui, un CDN, un centre dramatique national, même le plus petit, il a deux à trois fois plus de budget que Chalon dans la rue.
Un festival comme Chalon dans la rue, c’est 200 000 euros de sessions artistiques pour quatre jours. Ça veut dire qu’on avait 50 000 euros pour acheter des spectacles pour une journée. Un interprète dans un spectacle, ça coûte 1000 euros et donc une représentation à 10 personnes, tu fais le calcul.
Tu penses que le festival n’est qu’une caution culturelle pour la municipalité ?
Je pense que c’est de la posture. C’est très clair. On a un maire qui a une main mise totale sur Chalon dans la rue. C’est même lui le président de la structure. C’est eux les décideurs des enveloppes budgétaires, du RH, des gens employés ici… Je me suis retrouvé en conflit avec des chiffres. J’avais des envies de spatialisation, d’aller travailler sur d’autres espaces de la ville, d’aller un peu plus en bordure, de déplacer un peu le centre du festival chaque année en fonction d’une histoire. J’espérais pouvoir aller plus loin mais ils n’étaient pas très ouverts à ce questionnement là.
Comment réussir à faire passer des ambitions artistiques dans un environnement comme celui là ?
J’ai été assez candide quant à ma capacité à gérer ce chantier. Il est question de rénovation, de faire muter, de questionner cet espace, mais comme d’autres, comme le festival d’Aurillac. Qu’est-ce que c’est aujourd’hui la diffusion dans les arts de la rue ? Comment arriver à une certaine forme de formatage avec des spectacles qui ne sont plus des spectacles de plein air, qui ne sont pas forcément des spectacles d’arts de la rue ? Il y a, à mon avis, plein de choses qu’il faut requalifier dans le secteur. Et ça, c’est un travail qu’il faut mener conjointement entre les diffuseurs et les équipes artistiques. Il y a trop de conflits, de problèmes de communication et de rapports de force. On a essayé.
Il y a trop d’impossibilités ?
Aujourd’hui, je pense que c’est peut-être plus facile de créer quelque chose de toute pièce sur un territoire vierge, avec un nouveau récit, que de s’attaquer à la mutation d’une vieille dame. Des expressions, j’en ai entendues plein : « C’est un gros paquebot. Ça ne peut pas virer de bord comme ça aussi rapidement ». « C’est une vieille dame dont il faut prendre soin »…
T’as l’air d’être épuisé.
La période qu’on a connue n’était pas la plus facile. Entre les mesures sanitaires, les contraintes réglementaires, juridiques, le fonctionnement de la structure et le fait qu’elle soit complètement liée à la ville, assujettie aux décisions du maire… Tout ça m’a épuisé oui.
Quel avenir pour les arts de la rue ?
Les scènes généralistes lorgnent de plus en plus sur l’espace public. C’est tant mieux parce que ça peut créer des dynamiques. Pourquoi travailler exclusivement avec des artistes estampillés « arts de la rue » ? Pourquoi ne pas aller à la croisée des chemins, aller chercher dans d’autres disciplines ? Pour moi, le travail dans l’espace public, il y a plein de gens qui sont légitimes de le porter. Il y a plein de langages qui ont du sens dans des rendez-vous comme ça. Les arts de la rue c’est hyper connoté. Et quand tu tentes de sortir de ce schéma là, t’es forcément plus conceptuel, plus contemporain. On m’a un peu reproché cette tentative qualifiée d’élitiste. Pour moi, il y a le théâtre de rue académique et historique et les arts de la rue et de l’espace public. Être créatif, c’est être avant-gardiste. C’est là, où il y a aussi un hiatus. Je pense que Chalon dans la rue n’est pas une manifestation avant-gardiste.
Mais ça aurait pu le devenir avec une équipe comme la vôtre, non ?
C’est ce qu’on a essayé de faire mais il y a eu énormément de verrous. Et puis, il y a des choses qu’on n’a pas réussies à faire. Parce que je pense qu’on avait des limites de compétences, on n’était pas suffisamment armés dans le rapport à l’institution. J’ai des déceptions mais j’ai conscience aussi de pas avoir eu assez de méthode, de pédagogie. Les choses n’ont pas pris comme je l’espérais. Mais on a fait deux belles éditions en 2018 et 2019. En gros l’expérience était riche mais un peu violente. Faut dire que j’ai mené un truc risqué, j’étais à mi-temps sur le CNAREP et à mi-temps sur Komplex Kapharnanum. C’était trop, c’était peut-être une hérésie d’avoir tenté ça ! (Rires) Je suis certainement venu chercher aussi de la reconnaissance, il y a de l’égo d’artiste c’est sûr.
Comment tu t’es retrouvé à la co-direction du CNAREP et du festival ?
Ça s’est fait sur un malentendu. (Rires) À la base, je n’envisageais pas du tout de postuler à Chalon dans la rue et c’est Bruno Alvergnat (son co-directeur, ndlr) qui est venu me chercher. Et c’est vrai que je trouvais ça intéressant. Le parcours de Bruno à LaPéniche (la salle de concert chalonnaise, ndlr), sa connaissance du territoire, du tissu local… Ça avait du sens notre duo. Lui est plutôt administratif et moi plus artistique. C’est quand même important. Je pense aujourd’hui qu’il y a des manifestations écrites par des artistes. En fait, je pense que c’est un enjeu aussi quand même de faire un projet. Pour moi, le projet du festival, c’est pas juste de construire des rayonnages pour empiler des boîtes de conserve pour que les gens puissent choisir entre les produits de choix.
Et maintenant il va se passer quoi pour Chalon dans la rue ?
Ce qui est assez traumatisant, c’est que le festival 2022 aura lieu peut-être sans direction.
En tout cas, pas sur la base d’un projet global. Je me rends compte aujourd’hui, la machine Chalon dans la rue avance en roue libre. Ce qui est important c’est qu’il y ait 130 compagnies dans le off, qu’il y ait 15 ou 20 équipes programmées dans le in, pour remplir les cases. Il y a aussi beaucoup d’artistes qui disent qu’il n’y a pas besoin de projets artistiques et culturels ici. Chalon dans la rue remplit une fonction d’attractivité pour la ville et la région et une fonction de rencontre de diffusion pour les équipes artistiques.
En fait, tous ces festivals se sont montés de manière très empirique dans les années 80. Chalon dans la rue a particulièrement grandi, s’est étoffé… Mais j’ai l’impression qu’il y a des fondamentaux qui ne sont plus là aujourd’hui. Je crois que le modèle n’est plus pertinent. Il est devenu enfermant et sclérosant. Moi, j’ai la sensation que les arts de la rue ne sont plus attractifs pour les 20 – 35 ans aujourd’hui. Esthétiquement, il y a un truc hyper ringard. J’ai programmé des trucs qui me semblaient intéressants et on m’a dit que ça n’avait rien à faire dans le festival. Ce sont surtout les pros qui me disent ça. On est très consanguins !
Tu retournes à tes occupations sur Komplex en 2022 ?
Oui il y a le projet de capitale de la culture à Villeurbanne. Après, on va bosser jusqu’au Luxembourg, pour le projet de capitale européenne. Puis on va continuer notre pérégrination avec nos espaces architecturaux éphémères qui créent des architectures qui s’implantent et qui produisent une sorte de point de ralliement. Les gens viennent pour discuter, filmer, enregistrer, puis diffuser… Avec une notion de forum.
Un moment où on crée des situations qui permettent du dialogue. Ce qui est dit autour de la ville, autour du monde. On va créer de l’étonnement.
Super, tu vas être programmé à Chalon dans la rue ?
(Rires)
PS de la redac : Cette interview ayant été réalisée il y 2 mois, nous avons demandé à l’équipe encore en place à Chalon dans la rue comment ça se passait pour elle après le départ du directeur artistique et ces quelques tensions. Voilà leurs réponses :
« Nous n’avons pas de direction depuis le 31 décembre, donc l’équipe travaille de façon autonome, en lien direct avec les services de la ville. Notre objectif de part et d’autre est d’avancer au mieux et rapidement sur l’organisation du festival. C’est assez fluide.
Comment on fait pour construire une programmation sans directeur artistique ?
On met en place des comités de sélection. Comprenant les équipes et des artistes (+ l’association des CNAREP et le ministère de la culture pour le in)
Et pour la suite ?
4 candidats sont sélectionnés pour la direction. Ils doivent désormais concevoir un projet pour le CNAREP et le présenter à l’ensemble des partenaires (Ville, État, Région, Département et Communauté d’agglomération) lors d’auditions mi-mars. À suivre…
D’ici là l’équipe avance et s’étoffe, avec de nouvelles arrivées. Construire un festival en réalité, on sait faire. Cette situation a renforcé la cohésion dans notre équipe. On est tous dans le même bateau et on a envie de voir émerger un beau festival, alors on avance ensemble. Ce ne sont pas que des mots, c’est vrai ».
ITW : Cédric de Montceau // Photos : Cédric de Montceau