Frangins stéphanois, le duo Terrenoire a monté les échelons pour aujourd’hui collaborer avec Bernard Lavilliers, Pomme ou encore Barbara Pravi. A l’occasion de l’Extra Festival à la Vapeur, on a discuté avec Raphaël et Théo de leur album « Les Forces Contraires : La Mort et la Lumière », qui leur a valu une victoire de la musique cette année.

Le nom de votre groupe « Terrenoire », ça vient du quartier de votre naissance, près de Saint-Etienne et on sent dans votre musique un attachement à cet environnement, comment a-t-il influencé vos productions ?

Raphaël : On a décidé de s’appeler Terrenoire comme un groupe de frères. Ça a un sens profond de deux personnes qui ont vécu la même enfance, au même endroit, la même vie quasiment. Terrenoire représente ce point d’attache premier. Ça représente le lieu d’arrivée de certains de nos ancêtres immigrés espagnols : notre arrière-grand-père était mineur à Terrenoire, notre grand-mère était femme au foyer et « clapeuse ». Les clapeurs, dans les mines, c’étaient les femmes qui triaient les pierres. Donc on a eu des histoires, petits, de notre grand-mère qui nous parlait de feu, de charbon, de comment se chauffer.

Vous y revenez aussi dans vos clips, comme dans Jusqu’à mon dernier souffle, donc c’est un environnement inspirant ?

Théo : Il y a le massif du Pilat qui est vert, les city stades footeux : c’est vallonné. C’est des aires de jeux, des super moments.

Raphaël : C’est un imaginaire cinématographique. Le lotissement français, le « périurbain », comme ils disent. Tim Burton a utilisé ces coins-là, ces paysages pour parler d’histoires de normalité, de middle class. Ça donne aux gens une autre porte d’entrée pour la musique. C’est une musique qui est ancrée, pas qu’aérienne, sans corps, fantomatique comme parfois elle peut être dans son mystère, même si c’est super. On écoutait le dernier album de Kendrick Lamar…

Théo : The Big Steppers

Raphaël : C’est un album qui est hyper territorialisé, ancré, qui parle des problèmes de l’intimité, de quartiers. Représenter d’où on vient, c’est souvent rattaché à la chanson traditionnelle, folk, ou au rap. Et il y a quelque chose qui est intermédiaire dans notre musique.

Dans ce rapport à l’ordinaire, dans votre album vous parlez beaucoup de la fête, du sexe, de l’amour et des moments de la vie assez forts mais assez communs. C’est instinctif, l’écriture ?

Raphaël : Ça dépend des chansons, des textes sont peaufinés, d’autres se font dans l’immédiateté. Par exemple « L’alcool et la fumée », Théo a avancé vite la prod et moi vite le texte. C’était du yaourt « ni désir, ni nin nin… La fête c’est compliqué », c’était comme un petit cri. Mais des textes comme « 60 falaises », c’est un travail de peaufinage, mais il y a une volonté parfois de retrouver une oralité, quelque chose d’immédiat.

Vous parlez d’un cri dans ces musiques, et l’album est fort puisqu’il est en hommage à votre père, décédé. Cet album a été libérateur pour vous ?

Théo : Le premier album, il a fallu l’écrire 3 ou 4 mois après sa mort. On s’est soigné avec cette musique. On a recréé la beauté. Tu reviens sur cette période avec des yeux de joie car il y eu des transformations de l’intérieur. C’est pour ça que la création dans des moments difficiles est formidable. On a pu constituer une équipe de tournée, et le dialogue devient universel. Ton histoire devient l’histoire de tout le monde.

Raphaël : Et puis depuis les Victoires de la Musique, on se dit que c’est étrange de récompenser un disque qui parle de la mort de notre père. On avait écrit une chanson qui n’a pas été dans le disque qui s’appelait « De l’or à tes pieds » : « Désormais je souris à la mort mon amour. Je t’honore mon père. De l’or à tes pieds de l’or à tes pieds ». Finalement, j’ai revu mon frère et moi en train de porter cette victoire en hommage à mon père, il y a un truc assez magique.

Vous parlez de votre territoire, mais vous êtes allés à Paris. C’était une évidence, la capitale ?

Raphaël : C’était un désir. La grande ville, c’est ce qu’on dit dans la chanson avec Lavilliers « il faudra que je parte pour devenir quelqu’un ». C’est des récits traditionnels : sortir de son coin, de son trou, de cette condition. Au 21e siècle, on se rend compte que ces grandes villes sont des mouroirs à joies, il y a des choses qui fonctionnent plus. Les valeurs changent : le travail, le capitalisme, l’ultralibéralisme, la conquête de tout, l’ambition ; on ne peut plus mettre ça au centre si on veut que le monde s’améliore, ou qu’il ne se détruise pas trop vite. C’est un point de fracture intéressant qu’on ressent dans une ville comme Paris.

Votre album (en 2 parties) a été monté sous votre label. C’était important d’avoir votre propre label ?

Théo : Toute notre vie si on veut faire des disques on sait comment faire. Sauf le mastering peut-être. Mais on sait faire de la production à la recherche de subventions… C’est cool. Tu te rends compte que si tu vends assez peu de disques mais avec un roulement assez soutenu, tu peux encore gagner de l’argent avec l’industrie de la musique. Si t’arrives à te faire subventionner de manière intelligente, que tu fais des prods de CD intelligentes, tu peux gagner ta vie avec ton label. Se structurer et faire pleins de choses ça te permet d’avoir de l’imagination à ces endroits-là.

La consécration, c’est la victoire de la musique comme révélation masculine, respect. Ça a changé vos relations avec l’industrie de la musique ?

Ça a été comme un petit champignon dans Mario, une sensation de grandissement. Et puis aussi dans le plus symbolique et métaphysique, c’est cette énergie dépensée, donnée et cette reconnaissance des pairs. C’est quelque chose qu’on pourra nous enlever, ça sécurise beaucoup.

Finalement, j’ai revu mon frère et moi en train de porter cette victoire en hommage à mon père, il y a un truc assez magique.

Et elle est où la statuette ?

Théo : Elle était chez moi et elle est chez Raph là.

Raphaël : je l’ai récupéré y’a 3/4 jours, j’adore, Théo l’a fait 2/3 mois et maintenant elle est chez moi. On va déménager bientôt, l’un ou l’autre, on verra chez qui elle va.

Théo : Tu pourras la garder. Je m’en fiche des trophées.

Raphaël : C’est vrai que cet objet est assez important pour moi.

On espère une deuxième victoire de la musique, pour que vous en ayez une chacun. Vous préparez de belles choses ?

Théo : Oui, on va bouger de Paris pour aller faire de la musique. On vise la Méditerranée.

Raphaël : On devait y aller si notre père n’était pas mort, on devait écrire un disque sur la Méditerranée, comme personnage symbolique et omniprésent. Mais il faut suivre l’ère du temps. Il se passe tellement de choses et donc on se remplit. Les guerres, les élections, l’accélération du monde, la pandémie… C’est monumental ce qu’on a vécu depuis la sortie de notre premier disque. Donc va falloir faire le tamis et redéfinir un cadre de lieu, un imaginaire qu’on va poser et paf on va déployer des idées comme ça. On va attendre le moment pour que ça sorte, on est pas des machines.

Propos recueillis par Paul Dufour // Photos : Paul Dufour