Fermés définitivement par l‘ARS en octobre dernier, les centres proxidentaires de Chevigny-Saint-Sauveur et de Belfort font l‘objet d‘une instruction judiciaire digne des plus grands Faites entrer l‘accusé. 78 plaintes au pénal sur fond d‘abus de confiance, exercice illegal de la médecine et mutilations volontaires… Enquête sur une affaire hors norme.

Pour Romuald Aubrun, le calvaire Proxidentaire débute un dimanche de novembre 2020. Alors à son poste de travail, il ressent une importante excroissance se former au dessus de son palais. Douleur insupportable, sa femme le conduit aux urgences de Dijon. Le verdict tombe : un énorme abcès à percer d’urgence, suivi d’une prescription d’antibiotiques et d’une consultation rapide chez son dentiste. Le lundi matin, Romuald appelle donc le dentiste chez qui il a l’habitude d’aller à Brazey-en-Plaine. Mauvaise surprise, aucune place disponible avant quatre mois. Son dentiste lui conseille donc d’aller voir ailleurs, sans pour autant lui recommander un confrère.

Livré à lui-même et sans solution, Romuald se rend alors sur internet et trouve l’adresse du centre Proxidentaire de Chevigny- Saint-Sauveur en Côte d’Or qui annonce sur son site prendre en charge les cas urgents, avec ou sans rendez-vous. Romuald se présente, donne sa carte vitale, puis s’installe sur le siège du cabinet. Après une radio panoramique de sa dentition, l’équipe de soin lui annonce qu’il faut retirer la dent responsable de l’abcès. Acte dentaire aussitôt effectué après une petite anesthésie locale de la gencive, bref, jusque là rien d’anormal. Mais le dentiste ne s’arrête pas là et lui annonce qu’il faut absolument réaliser un détartrage sur ses dents. Interloqué, Romuald demande si c’est systématique. On lui répond simplement que c’est seulement 32 euros et que ça ne fait jamais de mal, surtout vu l’état de ses dents. Mais une fois le détartrage en cours, le quarantenaire souffre le martyre. « C’était pire qu’une sulfateuse ! Je les ai suppliés d’arrêter, j’avais trop mal et ça pissait le sang, j’en avais de partout » se souvient-il. L’équipe refuse de l’écouter, se contentant de répondre qu’il y a trop de calcaire à enlever.

Détartrages de boucher

Une fois rentré chez lui, la femme de Romuald fait une découverte surréaliste : la dent arrachée n’est pas la bonne ! Au lieu de retirer la dent cassée responsable de l’abcès, les dentistes ont arraché une dent saine. Romuald entre dans une colère noire et retourne dès le lendemain à la clinique pour s’expliquer. Le dentiste répond alors que ce sont toutes ses dents qui sont foutues et qu’il faut les faire arracher car elles bougent toutes. À ce moment-là, comprenant que c’est à cause du « détartrage » réalisé la veille, pour Romuald c’en est trop « j’ai pété un câble et je leur ai dit que j’allais leur faire la misère ».

De retour aux urgences pour se faire arracher les dents en question, le chirurgien dentiste qui prend en charge Romuald n’en croit pas ses yeux. Des dents à peine enracinées, plus d’émail, des gencives encore rouge vif : un carnage… « Mon pauvre monsieur, vos dents on les a arrachées sans effort… » lance le praticien,déconfit, après l’intervention. Contraint d’attendre un mois pour faire arracher ses dents du bas et sans prothèse provisoire, Romuald passera les fêtes de fin d’année sans dents, incapable de mâcher quoi que ce soit et réduit à boire des soupes. Une fois recousu, il n’a d’autre choix que de retourner chez… Proxidentaire pour faire des empreintes de prothèses car aucun praticien n’aurait pu le prendre avant des mois…Le début de l’acte 2 de la charcuterie… Les dentistes de Proxidentaire trouvent le moyen d’arracher les fils de cicatrisation sans demander l’accord de Romuald. « Quand il m’ont mis les prothèses dans la bouche, c’était invivable ! Tout tombait, ils m’ont mis un tube de colle entier dans la bouche pour que ça tienne. Je me mordais les joues, ça pissait le sang, j’ai été obligé de tout arracher le soir même. » Le lendemain, les équipes décident même de meuler son dentier dans tous les sens pendant des heures jusqu’à ce que celui-ci devienne inutilisable. Nous sommes en juillet 2021 quand, fou de colère et épuisé par la situation, Romuald se décide à pousser la porte d’une gendarmerie pour déposer plainte contre le centre de Chevigny- Saint-Sauveur. C’est le début de « l’affaire Proxidentaire ». Après lui, 78 autres plaintes au pénal se succéderont.

Au début de la procédure, de nombreux signalements inquiétants alertent l’ARS qui décide dès juillet 2021 de mener une inspection des locaux des deux centres Proxidentaire de BFC. Aussitôt, les experts de l’ARS ordonnent une fermeture administrative temporaire des centres de Chevigny-Saint- Sauveur et de Belfort après avoir constaté « des manquements graves à la qualité et à la sécurité des soins ». Selon elle, « des actes de mutilation et de délabrement volontaires ont été effectués sur des dents saines, ou sans pathologie notable et sans justification médicale ». Les plaintes s’accumulant, l’ARS sonne la fin de la partie quelques mois plus tard et annonce par le biais d’un communiqué la fermeture définitive des deux centres le 6 octobre 2021.

Quand ils m’ont mis les prothèses dans la bouche, c’était invivable ! Tout tombait, ils m’ont mis un tube de colle entier dans la bouche pour que ça tienne. Je me mordais les joues, ça pissait le sang, j’ai été obligé de tout arracher le soir-même.

Grâce à la formidable mobilisation des victimes pour médiatiser l’affaire dès ses débuts, le scandale Proxidentaire fait rapidement des remous au niveau local et national, forçant le parquet qui avait réagi en ouvrant une enquête préliminaire confiée à la gendarmerie, à ouvrir une information judiciaire le 7 octobre 2021.

Pour Laëtita Beaudeau, présidente de l’association des victimes du centre de Chevigny, monter un collectif était primordial. « L’objectif était de réparer une injustice évidemment, mais surtout de recenser les plaintes car il était hors de question qu’il n’y en ait qu’une ou deux éparpillées aux yeux de la justice au vu des préjudices subis ».

Pour justifier l’ouverture de cette information judiciaire, le juge d’instruction saisi dans cette affaire retiendra au départ trois chefs d’accusation. Le premier porte sur un « exercice illégal de la profession de chirurgien dentiste ». Le second sur « tromperies sur une prestation de service ayant entraîné un danger pour la santé », incluant les conditions d’exercice et l’hygiène des locaux et des ustensiles ainsi que l’organisation globale de l’offre de soins et du suivi des patients. Le troisième pour « abus de confiance », avec des encaissements de chèques sans délivrance de prestation, des pressions exercées afin d’inciter les patients à s’endetter pour souscrire à des soins ainsi que des prestations fictives facturées à l’Assurance Maladie.

Les investigations portent également sur des faits présumés de travail dissimulé, fraudes aux prestations sociales, blessures involontaires et volontaires, exercice illégal de la profession d’Assistant Dentaire et tromperies sur les prestations de soins. Suite au travail des enquêteurs, trois individus sont mis en examen dont, sans surprise, les patrons des deux centres : Jean-Christophe Marie, 51 ans, président de Proxidentaire et Kevin Gainet, 31 ans, trésorier de l’association. Attention c’est du lourd ! En fouillant un peu, on se rend vite compte que les deux entrepreneurs ont des profils biens éloignés du monde de la santé. L’un est couvreur de formation, l’autre pseudo-expert en informatique. Avant de s’attaquer à la création de Proxidentaire, les deux avaient déjà tenté leur chance ensemble dans la tech en créant une start-up baptisée French Co en région parisienne, qui s’est gentiment cassée la gueule au bout de quelques années.

Business de la santé low-cost

Au départ, en créant Proxidentaire les deux compères axent leur stratégie de services sur la prise en charge des publics les plus précaires. Dès le départ, on pouvait lire dans les statuts associatifs des deux centres que l’objectif poursuivi était de s’adresser « en priorité à tous les démunis et défavorisés qui ont des difficultés pour accéder à des services de soins dentaires ». À priori une bonne idée donc, quand on connait la situation de désertion médicale qui caractérise la BFC. Mais vu les pratiques dictées en interne, l’approche altruiste revendiquée par les patrons s’apparente plutôt à un grossier business du pauvre. Pourtant, à la question de la juge d’instruction : « Quel était l’intérêt de créer cette association ? » Jean-Christophe Marie persiste et signe en répondant par une autre interrogation: « Pourquoi Coluche a fondé les Restos du Coeur ? » Sans commentaire…
Une ancienne employée du centre souhaitant rester anonyme témoigne des cadences indécentes infligées aux équipes. « Les patrons nous obligeaient à traiter au moins 100 patients par jour pour respecter les objectifs. C’était tout bonnement intenable. »

Évidemment plus attiré par l’appât du gain que les enjeux de santé publique censés leur incomber, le choix des prestations était également une variable d’ajustement pour les comptes de l’association. Comme par exemple le fameux détartrage de boucher évoqué par Romuald. « Il y avait de réelles incitations à nous faire pratiquer des soins facultatifs pour les patients, ou certains soins plutôt que d’autres, vis-à-vis des sommes qu’ils pourraient facturer ensuite (à la CPAM, ndlr) », explique notre source. Une affirmation appuyée par le travail des enquêteurs qui a confirmé que les dentistes avaient bel et bien sur leurs fiches de paye des « primes implants ». Elle évoque également des pratiques de flicage des salariés réalisées par la direction (pratiques illégales en France) afin d’identifier les praticiens ne faisant pas assez de chiffres pour mieux leur mettre la pression.

Ça c’était entre autres pour l’abus de confiance, mais il y a aussi le volet « exercice illégale de la profession de chirurgien dentaire». De ce côté-là, tenez-vous bien, les deux patrons auraient tout simplement employé des praticiens aux diplômes non reconnus en France et en Europe. Il n’y a pas de petites économies.

Vu les pratiques dictées en interne, l’approche altruiste revendiquée par les patrons s’apparente plutôt à un grossier business du pauvre.

Du côté des assistants dentaires, ce n’est pas beaucoup plus glorieux puisque la plupart aurait été recrutée sans aucune qualification. C’est le cas de Léa qui avait accepté de relater son expérience avec Proxidentaire au micro de France 2. À l’époque uniquement titulaire d’un CAP petite enfance, Léa est retenue pour un poste d’assistante dentaire. Recrutée sur le champ, elle aura en tout et pour tout deux petites heures de formation dispensées par Jean-Christophe Marie en personne, au lieu des 18 mois de formation requis légalement. Conscient de l’illégalité de la situation, Jean-Christophe Marie inscrira finalement « hôtesse d’accueil » sur la fiche de poste de la jeune femme, histoire de se couvrir en cas de problème. Côté défense, c’est la piste aux étoiles de la mauvaise foi. Contre-attaquant dès juillet 2021, le président de Proxidentaire Jean-Christophe Marie nie en bloc les accusations de mutilations volontaires et invoque la responsabilité du lobby dentaire, en guerre contre les soins low-cost. Rien que ça ! À l’époque interrogé par France 3, il avait tenu à dénoncer « un acharnement, un lynchage dans le seul but d’empêcher le seul centre dentaire régional assurant des soins pour les plus défavorisés dans un rayon de 200 km à la ronde ». Avant d’enchaîner : « L’ordre des médecins se sert de l’ARS comme bras armé pour défendre ses propres intérêts ». Pour lui, « la vraie question c’est : est-ce qu’on veut proposer des accès aux soins dentaires à tout le monde de façon équitable y compris dans les quartiers les plus défavorisés ».

Faux soins mais vrais malfrats

Lancé dans l’indécence, il a également demandé la dissolution du « faux collectif » présidé par Madame Beaudeau qui, selon lui, « n’a pas été constitué pour défendre les ex-patients mais pour servir les intérêts d’ex-salariés agissant avec la complicité du lobby dentaire ».

Côté camaraderie ce n’est pas plus brillant. Jean-Christophe Marie se défausse complètement sur son associé Kevin Gainet en terme de responsabilité, assurant qu’il n’était que bénévole et qu’il n’a pas tiré un euro de bénéfice dans cette affaire. Kevin Gainet de son côté, préfère rejeter la faute sur les dentistes. « Aucun médecin n’a été mis en examen, ni attaqué par des patients de Proxidentaire, aucune plainte n’a été dirigée contre un médecin dentiste salarié. Pourtant, s’il y a mutilations, elles ne sont pas du fait de l’équipe dirigeante mais bel et bien des médecins salariés ». Niveau procédures, on peut dire que c’est mal embarqué pour les deux loubards au vu des charges qui pèsent contre eux et du nombre de preuves qui s’accumulent entre les mains de la justice. Les chefs d’inculpation ne cessent de croître au fur et à mesure des interrogatoires et il reste un grand nombre d’investigations à mener avant l’ouverture du procès tant attendu. Notamment sur le plan financier puisqu’à la fermeture, les comptes de Proxidentaire étaient bénéficiaires à hauteur de 1,3 millions d’euros.

Si l’état de santé de Jean-Christophe Marie est pour le moment incompatible avec la détention provisoire, Kevin Gainet dort déjà à la maison d’arrêt de Dijon depuis le 7 mars dernier suite à la violation de son contrôle judiciaire. La justice a en effet découvert qu’il avait, durant l’instruction du dossier, déjà ouvert un compte bancaire au nom d’un nouveau centre dentaire basé dans le Haut-Rhin. No limit. Après avoir épuisé huit avocats différents (on les comprend), il assure désormais seul sa défense et attaque tous azimuts (y compris ses propres avocats) en multipliant les procédures pour tenter d’accélérer sa remise en liberté. Un axe de défense qui, s’il est peu subtil, a le mérite de complexifier le travail de la justice, retardant par là même les espoirs de procès et d’indemnisation à court terme du côté des victimes et de leurs proches. Seul lot de consolation pour les parties civiles, le trésorier essuie pour le moment les refus de remise en liberté, l’avocat général considérant « qu’il ne coopère pas », « qu’il n’a aucune garantie de représentation » et « qu’il y a un risque réel de concertation avec le président de Proxidentaire ». La prochaine audience d’examen de sa nouvelle demande de remise en liberté est fixée au 8 juin 2022. En attendant, le trésorier de Proxidentaire continue de se revendiquer comme un « otage de la justice ».

32 dents limées

Du côté des victimes, les conséquences de toute cette affaire sont loin de se limiter aux dégâts physiques. Pour Yohan Claude qui a accepté de témoigner, les conséquences psychologiques de son passage chez Proxidentaire sont dramatiques. Après s’être fait limer 32 dents quatre jours avant la fermeture administrative du centre de Chevigny, alors qu’il était venu pour une simple rage de dent, cet homme de 35 ans s’est retrouvé seul et sans solution. À l’époque, lorsqu’il essaye de contacter la clinique pour avoir des informations sur la suite de son parcours de soin, personne au bout du fil, si ce n’est un répondeur automatique évoquant une fermeture pour des travaux (imaginaires). Depuis, c’est la descente aux enfers pour Yohan. Après plus d’un an de sevrage alcoolique, il s’est remis à boire, a perdu son permis, puis son emploi dans le BTP. Une amertume qu’il résume par un trait d’esprit cinglant : « Nous, on ne peut plus, mais j’espère qu’ils vont s’en mordre les doigts et qu’ils vont payer pour les vies qu’ils ont détruites. »

Au total, le centre Proxidentaire facturera plus de 10 000 euros de prestations de santé à la CPAM, pour des prothèses dont Yohan ne verra jamais la couleur. Il n’a à ce jour pas de nouvelles de sa plainte et, comme beaucoup de victimes passées par cette boucherie, continue à souffrir le martyre.

Texte : Léo Thiery // Illustrations : Mickaël Sallit