Le mec est une légende du cirque contemporain. Il fait partie de ceux qui ont lancé le nouveau cirque il y a plus de 30 ans. Il est de la première promo du fameux CNAC (centre nationale des arts du cirque de chalon en Champagne). Johann Le Guillerm est surtout un inventeur incroyable. Un peu sculpteur, un peu plasticien, un peu architecte, un peu calligraphe, cet autodidacte passe son temps a imaginer des machines et des structures qu’il met en valeur dans ses spectacles sous chapiteau à 360. Il fait tellement d’expériences (qu’il appelle ses « chantiers »), qu’on l’a affublé du surnom de « Léonard De Vinci du cirque contemporain ».

Il a monté son chap’ à la friche artistique de Besançon jusqu’au 15 octobre, pour la rentrée des 2 scènes. Seul sur la piste, entre Klaus Kinski et Mad Max, Johann éprouve ses inventions dans un spectacle de savant fou ou il sait encore nous impressionner par sa technique et sa poésie.

On est passé voir Terces, son dernier spectacle, et on a discuté avec la légende, qui nous a payé le café devant sa caravane, au soleil. Rencontre avec un « praticien de l’espace des points de vue »… Tout un programme, barré et fascinant.

Le spectacle que tu présentes à Besançon, Terces, c’est le troisième volet d’une série initiée il y a 15 ans ?

Ouais. Je travaille sur un principe de mutation avec le spectacle sous chapiteau. Le principe c’est que y’a la moitié du spectacle qui est totalement renouvelée à chaque mutation, un quart qui reste du précédent, et un quart qui reste de l’avant dernier. C’est comme ça que ça tourne. Aujourd’hui, y’a une quarantaine de numéros qui sont sur une banque de données et qui permettent de renouveler cette banque. Et la mutation, c’est tous les 7 ans.

Tu te décris comme un « praticien de l’espace des points de vue ». Si j’essaie de traduire ça, c’est important l’aspect 360° du cirque ? Autour de tes inventions, d’avoir différents points de vue ?

Si on parle de cirque, moi j’en parle jamais à cause de la langue qui mute et que le mot « cirque » n’a plus de sens aujourd’hui. Je me décris pas comme un circassien mais comme un praticien des espaces de points de vue. J’ai commencé comme circassien, mais à l’époque, c’était évident que c’était l’espace des points de vue dédié à l’ensemble des pratiques minoritaires ; le cirque se passait autour d’une piste avec un gradin qui encercle le sujet. Le cirque c’est essentiellement lié à l’espace. C’est l’espace des points de vue, qui est l’architecture naturelle de l’attroupement, et à l’intérieur un espace dédié à l’ensemble des pratiques minoritaires. L’ensemble des pratiques minoritaires n’est pas défini, une pratique peut être glissante, quand elle se vulgarise elle n’est plus minoritaire.

Et elle n’aurait plus sa place au cirque ?

Ouais. Y’a des choses tellement vulgarisées, si tout le monde fait une chose qu’avant personne ne faisait, plus personne n’a d’intérêt à voir ce truc.

L’expérimentation c’est dans l’ADN du cirque, les choses qui ne se sont pas faites avant ?

Oui, ou qui se sont perdues. La pratique minoritaire c’est tout ce qui ne se fait pas, ne se fait plus ou ce qui ne s’est jamais fait, donc le glissement va dans tous les sens.

Quand je fais une machine ou un numéro, je fais en sorte qu’il n’y ait pas de fioritures qui viennent étouffer l’idée de base

Avec toutes tes expériences (t’es aussi sculpteur plasticien, calligraphe, architecte), c’est le côté « ça n’a jamais été fait avant » qui te motive ?

Oui, je cherche des choses qui n’ont pas été faites ailleurs. Dans mes recherches, je prends le chemin qui ne mène pas à Rome. Ces choses qu’on a pas l’habitude de voir, c’est ce qui m’intéresse, c’est la surprise, c’est comprendre des phénomènes. Et si elles me surprennent, y’a des chances qu’elles en surprennent d’autres. 

Ces idées d’invention, à la base, ça vient d’où ? Le mouvement et la force ? c’est ça qui t’intéresse ?

Pas que…À la base, dans mon observatoire autour du minimal, j’éprouve le monde, toutes sortes de choses. Tout part souvent d’une recherche sans but, c’est-à-dire un truc qui m’intrigue. Je trouve des choses, et j’essaie de comprendre ces choses, de développer les possibilités permises par ces choses, et de là je construis des numéros. Pour construire un numéro, je n’ai pas de sujet, j’ai un phénomène, que j’essaie de comprendre. Une fois que j’arrive à le maîtriser, je regarde ce que je peux faire autour, je déploie un maximum de matière, et après je compose avec cette matière, du déchet et de l’exploitable. De l’exploitable vient les numéros.

Le côté circassien c’est la partie émergée de l’iceberg de toutes tes recherches ?

Le chapiteau est un détail, une facette de l’ensemble de mon projet.

Mais tu joues parfois ailleurs que sur une piste de cirque ?

Je travaille toujours dans l’espace des points de vue, donc sur la piste, les espaces urbains… mais dans les espaces de points de vue, là où le public n’est pas conditionné, il a le droit d’aller voir derrière le point de vue de quelqu’un en face de lui. C’est ne pouvoir rien cacher, que tous les points de vue sont pensés et accessibles, là où la scène frontale n’autorise pas d’aller en coulisses, ou derrière… La scène frontale je l’utilise uniquement dans la conférence sur le pas grand-chose, où j’utilise la vidéo, le son et un auditoire. C’est le seul endroit où je donne mon point de vue sur ma recherche alors qu’ailleurs je donne la recherche au point de vue. Ce que je présente est un sujet que je nomme « cirque mental ». Ce que je raconte rentre dans la tête, et une fois qu’il est dans la tête, est visible sous plusieurs points de vue.

Y’a cette notion d’équilibre dans ton travail. Tu dis l’« équilibre, c’est le déséquilibre permanent », ça veut dire que si on ne bouge plus on est mort ?

Oui. C’est un défaut de langage de dire que quand on est un équilibre c’est bon. C’est aussi un mouvement permanent autour d’un centre de gravité, et s’il est posé c’est que la chose est morte, écroulée. Vu que le monde bouge, il n’est pas question de se poser en tant que vivant. L’équilibre est pour moi vivant et en mouvement.

Si on parle du spectacle, est-ce qu’on peut te considérer comme un clown avec tes grandes savates, des attitudes, des borborygmes… Tu te considères aussi comme un clown ?

Je ne me considère pas vraiment comme un clown, c’est pas très important pour moi, je pourrai être un bouffon. Sinon je suis la face cachée de ce que je suis en temps normal. J’étais en spécialisation « arts clownesques » au CNAC, mais je ne me pose pas ces questions d’identification.

Pendant ce spectacle, j’étais un peu surpris, on me dit Johann le Guillerm, star du cirque contemporain, Léonard de Vinci du cirque contemporain, je m’attendais à des machines enormes, des écrans… J’ai été surpris par l’épure, la simplicité. C’est une volonté de faire un truc fou et travaillé, mais sans mettre grand-chose ?

L’épure c’est parce que je travaille autour du minimal, mais quand je fais une machine ou un numéro, je fais en sorte qu’il n’y ait pas de fioritures qui viennent étouffer l’idée de base. C’est celle que je veux montrer. Je tends au plus simple pour que l’idée reste lisible.

Ce que je vois, ce qu’on appelle le cirque aujourd’hui, c’est une liste de pratiques comme aux Jeux Olympiques. Qu’importe si on le fait dans un théâtre, dans un cirque… Mais on oublie l’espace des points de vue, qui est la base

Tu es un des pionniers du Nouveau cirque né il y a 30 ans, vous aviez révolutionné le truc avec les Archaos par exemple, ou ici à Besançon le Cirque Plume. Qu’est ce t’en gardes avec le recul ? C’était la dernière révolution du genre, les gens qui font du nouveau cirque maintenant sont encore dans votre lignée non ?

Ce que je vois, ce qu’on appelle le cirque aujourd’hui, c’est une liste de pratiques comme aux Jeux Olympiques. Qu’importe si on le fait dans un théâtre, dans un cirque… Mais on oublie l’espace des points de vue, qui est la base et qui fait partie de l’histoire et du savoir-faire. Quelqu’un qui travaille dans l’espace des points de vue ne peut avoir la même réflexion ou manière de faire que quelqu’un qui travaille en frontal, comme ce qu’il se passe entre le sculpteur et le peintre. L’un n’est pas meilleur que l’autre mais chacun a ses spécialités et ses savoir-faire. Ce savoir-faire n’a jamais été identifié comme particulier, et du coup tout ce qui n’est pas identifié à des chances de disparaître. Le cirque ce n’est plus avec une grande possibilité de liberté, mais une liste de choses. Alors que moi, j’appellerai ça le « théâtre physique ». Ce qui permettrait d’identifier le cirque comme une pratique particulière spécifique avec une culture, un savoir-faire à tous les niveaux. Savoir éclairer, sonoriser un espace de point de vue ou frontal ce n’est pas la même chose.

Tu penses que l’état d’esprit du nouveau cirque s’est un peu perdu dans cet agglomérat de pratique ?

Il a dérivé sur un théâtre physique très intéressant mais qu’il faut appeler théâtre physique pour préserver le mot cirque qui comprend un savoir-faire particulier. Aujourd’hui y’a pas de mot qui remplace ce détournement. Du coup le cirque avec l’espace des points vue disparaît car on parle du cirque, on parle d’une autre chose. C’est très dommageable pour la culture du cirque, qui faisait partie de la culture générale.

Propos recueillis par : Chablis Winston // Photo couverture : Raphaël Helle // Photos articles : Philippe Laurençon