Piers Faccini était de passage au Tribu Festival à Quetigny. L’homme est calme et détendu face à moi ; installés que nous sommes pourtant dans des transats plus ou moins confortables… à 15 minutes du début de son concert. Pas de traces de pression ou d’inconfort chez ce musicien qui sillonne le monde avec ses chansons depuis le début des années 2000. Un musicien posé sans grand trac qui diffuse lors de ses sets des messages et des vibrations résolument calmes et positifs.
Ton album sorti en 2021 s’appelle Shapes of The Fall, de quelle « chute » est-il question, ou qui chute, c’est un titre qui n’est pas innocent ?
La chute, c’est la chose qui arrive à toutes les formes du vivant, c’est aussi simple que ça. C’est une série de chansons qui évoque la notion de la chute et qui fait référence aussi à la chute biblique, parce qu’on est en train de chuter, on ne se rend pas compte qu’on vit dans un paradis, et on s’en occupe pas, et donc le paradis brûle, les espèces, toutes ces formes miraculeuses qui ont évolué depuis des milliers d’années, eh bien ça va évoluer, ça va aller vers autre chose, la vie continuera sous une autre forme, quand certaines espèces ne pourront plus continuer, certains arbres ou la vie dans les océans, etc… La vie reprendra un autre court. À l’échelle de la vie humaine, c’est pas très grave, mais c’est grave dans un autre sens, car toute personne qui sent le pouls de la nature, qui est connectée à la nature, sent forcément un forme de désespoir face à ce genre d’oubli. On ne s’occupe pas de cette Terre, en tout cas en matière de politique, de pouvoir politique, on s’en occupe pas. Donc l’album est une manière d’évoquer ça en chanson.
Si je traduis trois de tes morceaux, j’ai « faire profil bas pour mentir », « le paradis est tombé », « ils ne récolteront aucune semence ». Et pourtant, ta musique est lumineuse. Elle n’est pas dark, on n’est pas dans la fin du monde. C’est un beau paradoxe ?
Je pense que la musique doit nous élever, malgré le sujet. Quand on chante une complainte, on la chante pas pour nous rendre triste et incapable de vivre, au contraire, on est face à une réalité qui nous touche, qui peut nous faire mal qui nous remplit d’émotion, mais ça nous donne de l’énergie pour pouvoir aller affronter la réalité. Et donc j’évoque la complainte, le désespoir, mais je l’équilibre avec l’espoir, avec tout ce qui est un peu plus trance.
Tu entretiens un rapport particulier avec la trance et le mid-tempo. Tu es dans ce rapport, presque lancinant, avec la complainte. Tes morceaux sont sur un même rythme, assez lents et bouclés, répétitifs. Quel rapport t’entretiens avec ça, c’est naturel ?
Pour ce qui est du tempo, il y a pas mal de variété dans le concert et les albums. Mais je pense que chaque musicien a toujours un tempo idéal, c’est comme un battement de cœur. C’est comme un code qu’il faut trouver pour que la porte s’ouvre. Et si tu fais jouer dans un tempo qui convient pas au morceau, ou à l’esprit, au groove ou la danse, cette magie n’opère pas. Chacun le sent différemment. C’est vrai que j’ai un goût pour la lenteur et pour la danse lente, mais dans les concerts j’aime bien, de temps en temps, pour créer de la dynamique et des nuances, pousser un peu.
On a vu évoluer ta musique, une musique qui s’est toujours enrichie. Ta musique a une structure folk, qui s’est enrichie d’années en années avec des éléments qui viennent du Maghreb, de certains pays africains. Dis-nous comment tu as choisi d’intégrer des instruments comme le « guembri » ? À quel moment est-ce que tu te dis que cette « couleur-là », cet instrument je vais l’intégrer dans ma musique ?
Souvent les musiques qui sont représentées par ces instruments-là, c’est les musiques du Maghreb, j’écoute ça depuis 30 ans, c’est des musiques qui me bercent et qui me parlent énormément. Et puis souvent c’est des rencontres qui font que certaines de ces influences touchent ce que je fais. Parfois c’est des mystères, j’avais peut-être 19/20 ans, j’ai découvert la musique malienne, c’était un juste un coup de foudre qui ne s’explique pas, donc j’ai eu la chance de jouer avec beaucoup de Maliens, des grands musiciens, j’ai passé mon été à faire des duos avec Ballaké Sissoko que je connais depuis 20 ans. Ce sont des amitiés et des rencontres. Le Guembri, c’est la rencontre avec Malik Ziad, qui est dans mon groupe, qui est un grand ami et qui a co-composé deux titres de l’album. Malik, c’est un grand virtuose du guembri. Il y a de place pour créer un espace de dialogue entre une guitare folk, parfois un peu customisée parce que je rajoute des minifrettes pour faire le quart de ton mais ça reste un esprit très folk qui va aller à la rencontre de couleurs plus méditerranéennes, parfois le sud de l’Italie, proche de mes racines, parfois plus loin de mes racines, en allant vers l’Afrique Noire.
Donc l’instrument va presque avec la personnalité de la personne avec qui t’as envie de jouer ?
C’est même pas que j’ai envie de jouer, c’est des rencontres. C’est rencontrer quelqu’un qui devient ton ami, ça se fait tout seul, je peux pas dire que j’avais envie d’avoir cette amitié là, c’est que l’amitié s’est présentée et ça s’est passé comme ça.
Assez vite, tu as monté ton label Beating Drum en 2013 pour avoir la main sur ta production. C’était l’envie d’avoir une liberté artistique et l’envie de faire les albums quand tu veux, comme tu veux, avec qui tu veux ?
En fait, il y a plein de formules différentes selon les artistes, mais moi je suis assez solitaire, malgré mes collaborations, je suis solitaire quand j’écris les choses, j’aime bien préparer tout seul et puis aller vers les musiciens pour faire un truc ensemble. Mais ce que je veux dire, c’est que j’ai toujours beaucoup d’idées, beaucoup de projets, beaucoup de choses que je veux tenter, et je me suis trouvé dans une situation, avec la crise du disque à l’époque, avant le streaming quand il y avait encore la crise du téléchargement et que les maisons de disques gagnaient beaucoup moins, je me suis trouvé un peu « squeezé » comme beaucoup d’artistes et je sentais qu’il y avait une opportunité en créant mon propre label. C’était l’émancipation, le « creative control » à 100%.
Texte : Martial Ratel / Photos : Edouard Barra