Si tu aimes la bonne bouffe, que tu privilégies les circuits courts, si tu préfères déguster des aliments qui ont du goût, et qui ne se dissimulent pas derrière un bel emballage, alors, tourne la page. Je m’adresse à toi qui, à la pause de midi, veut manger « quelque chose », peu importe quoi, mais juste bouffer un truc. Laisse-moi te dire que c’est mal ! Le sandwich que tu as acheté vite fait, qui est tout beau, tout propre, n’a pas été fabriqué avec amour, mais plutôt avec la rage de l’ouvrier qui n’en peut plus de satisfaire tes désirs de glandeur. Bienvenue dans le monde féerique de la fabrication du club sandwich Daunat ; c’est une belle usine à Sevrey, dans la banlieue de Chalon, dans un coin de rêve, au bord de l’autoroute du soleil. Allez, pose tes baskets, ta casquette et ton cellulaire, et enfile ta combi, ton masque et ta petite charlotte.
Article issu du n°14 sorti en 2016
Après avoir passé tes années lycée à manger à la cantine, et tes années fac à déjeuner au resto U, tu pensais enfin que tu allais être débarrassé de tes maux de ventre et tes gaz de 14h36 ? Mais non ! Maintenant t’es au boulot, t’es content, t’as une paye, mais toujours pas de temps ; alors tu files à l’Inter le plus proche, tu prends un petit sandwich Jambon Emmental de la gamme Plaisir Vrai de chez Daunat. Évidemment, le plaisir tu ne l’as pas en le mangeant, ni en le digérant. Faudra peut- être penser à consulter ! Le géant du sandwich a tout fait pour que tu bouffes vite, et tu continues à l’engraisser avec ta carte sans contact. Mais faut avouer que Daunat c’est tentant, et c’est surtout un choix délirant, rien que sur les sandwichs club, on compte plus de trente recettes différentes, et ce n’est qu’une infime partie de ce que produit la marque. Daunat c’est le leader du petit pain garni, cent millions d’unités vendues chaque année, on est loin de la boulangère qui vend 10 jambon-beurre dans la journée. Excuse-moi, tu préfères sans doute le duo bacon-chèvre, ou alors le poulet-brebis. J’avoue qu’on salive déjà à l’idée de tirer la languette pour laisser s’échapper l’odeur du grand air…
Maxime Soulas, le PDG et tout son petit personnel pro de la com’, ont pensé à tout pour t’inciter à croquer chaque instant1. Un petit générateur d’idées de menus Daunat est disponible sur le site de la marque. Si t’as envie de générosité avec de la charcuterie, par exemple, le géant du sandwich te propose un petit wrap jambon-brebis sauce yaourt !
Par contre, si tu veux savoir d’où provient ta tranche de jambon, t’auras beau lire tout l’emballage, tu trouveras pas. Chez Daunat, on pétrit le pain, on assure « un maximum de fraîcheur dans vos pauses snacking », nous dit le service com’. Ça a de la gueule ça, « snacking », alors que ça veut juste dire manger vite et salement. Par contre, pour la provenance de la viande, c’est silence radio. L’UFC-Que-Choisir a mené une enquête à travers laquelle on découvre que Daunat est l’une des rares marques à ne pas indiquer d’où provient la viande qui compose ses produits. Le leader du sandwich ne balance pas ses sources.
Mais bon, Maxime Soulas vient d’une famille d’agriculteurs et se définit comme « un grand amoureux des produits » d’après le site Lsa-conso.fr. Ça prouve que Daunat est à la recherche de l’authenticité et du bon goût !
« Mets en rouuuute ! »
Pour confectionner un sandwich Daunat, il faut plusieurs ouvriers sur une ligne : un qui s’occupe du pain, un autre qui tartine le beurre, puis un qui pose la tranche de jambon, et encore un autre qui dépose le morceau d’emmental. Et on n’oublie pas celui qui referme le sandwich, et celui qui le met en boîte. Bon, autant dire que ça fait du monde à payer. Quand tu manges Daunat, tu participes à la création de valeur et d’emplois, c’est beau (d’ailleurs à Chalon, c’est l’argument emploi qui prévaut. On ne touche pas à Daunat, comme Amazon, parce que ça file du boulot). Chez le géant du sandwich, on a opté pour le taylorisme : on divise le travail. Imagine une usine similaire à celle de Chaplin dans « Les temps modernes » : tu ajoutes des combinaisons blanches et une odeur de bouffe industrielle, et tu touches un peu du doigt l’ambiance chez Daunat Bourgogne.
Alors que ça te prend 5 minutes à peine à l’engloutir, pense un peu à ce qu’un ouvrier fait pour le créer ton sandwich ! Déjà il doit aller à Sevrey, et quand t’habites Chalon, c’est la loose de bosser à Sevrey. Au bord de l’A6, l’usine t’attend. Tu gares ta bagnole, tu traverses la petite passerelle, tu chopes une magnifique combinaison blanche, à ta taille, quand tu en trouves une. Ensuite, tu t’habilles, tu enfiles tout ça, ça te prend bien 10 minutes cette histoire. Attention, il faut être couvert, tu te diriges vers le grand froid. Tu traverses un long couloir, et de là, tu peux voir les autres bosser, tu peux voir ce qui t’attend. Pour la chaîne de fabrication, tu descends en zone rouge, c’est la pire. Tu chopes des bottes, tu passes dans une petite mare pour les laver. Te voilà maintenant dans l’antre du Diable. En plus de l’odeur, tu dois supporter le bruit, « en un mot : horrible, je sais même pas si ça définit bien l’ambiance… l’enfer, c’est le bon terme », se souvient Caroline2 qui a travaillé à Daunat pendant ses études.
Mais là, ce n’est qu’un début, on n’a pas encore mis la main à la pâte. Pas de chichi, tu enfiles tes gants et tu vas vers ta chef d’équipe, c’est la dame qui a une bande rouge sur sa combi, comme un brassard. Et là, elle te dirige vers un chef de ligne (brassard bleu) qui te confie une tâche. Ça y est, tu es parti pour plusieurs heures d’aliénation sans interruption ; c’est à ce moment que tu t’en veux d’avoir lu Marx, le salaud, il t’as mis des idées en tête. Eh bien maintenant tu fermes ta gueule, et tu fais ce qu’on te demande. Tu n’es plus rien, tu n’es plus personne, tu es un outil de production. C’est le système qui veut ça. Il n’y a pas que chez Daunat qu’on demande à l’ouvrier d’effectuer une tâche ingrate et répétitive. Disons seulement que le numéro un du sandwich illustre bien le concept d’aliénation.
Parmi cette multitude de tâches, toutes plus ingrates les unes que les autres, tu fais un classement dans ta tête, de la pire à la moins pire, et tu espères ne pas te retrouver à poser le jambon, par exemple. « Faut arriver à prendre 3 tranches, les aligner dans une forme particulière et insérer tout ça dans le sandwich sans déborder sur Madame salade derrière ! » témoigne Sarah qui, elle aussi, a travaillé dans la grande usine chalonnaise. Il faut toujours faire plus vite. « Les cadences sont infernales, rien à voir avec les autres entreprises » raconte Caroline qui a travaillé par la suite dans d’autres boîtes du secteur agro-alimentaire.
L’entrepôt de production est divisé en deux parties : dans l’une se trouvent les lignes pour la confection des sandwichs en triangle (sandwich club), l’autre partie, c’est pour les baguettes. Dans cette seconde section, tu peux profiter de la vue sur l’autoroute. Si tu es bien placé sur la ligne, et que tu maîtrises ton job, tu peux donc te payer le luxe de contempler les Renault Scenic et les camions. Côté triangle, les tranches de pain de mie avancent sur un large tapis roulant bleu, par à-coups, et les cadences augmentent si la demande augmente, c’est la loi du capitalisme. Chaque ouvrier est face à la ligne, une caisse remplie d’un ingrédient est accrochée à côté de lui. Tu plonges tes mains dans le poulet congelé, attrape une pincée, et la dépose délicatement sur la tranche de pain de mie recouverte de mayonnaise. Au bout du deux-millième sandwich, forcément tu fatigues. T’es tellement mal que tu préférerais assister au spectacle de Didier Gustin et Patrick Bosso réunis avec en fond sonore du Patrick Sébastien, plutôt que d’être accroché à cette ligne. Si un incident arrive, que la ligne s’arrête, tu fais craquer ta nuque, tu lèves les yeux et tu te sens revivre, mais quelques secondes plus tard, tu entends au loin : « Mets en rouuute ! » et là, toute la machinerie se relance, le bruit et les voyants lumineux t’agressent de nouveau, et la ligne reprend sa cadence infernale.
Le jambon est rose fluo, la rosette et le poulet n’ont pas d’odeur, sans parler du thon, qui est composé de miettes de miettes de miettes de thon. Et la salade sans goût, elle trempe dans le chlore. Pour être sûr que tout est propre, on coupe les laitues, on les passe dans une machine qui les recoupe encore, et là, tous ces petits morceaux trempent dans une flotte remplie de substance dont se dégage la bonne odeur de la piscine, oui, le chlore. Abordons la question des œufs aussi. Les audacieux les mangent, ou peut-être les fous. À Daunat, il y a les œufs que le commun des mortels connaît, et puis, il y a les tubes. C’est un peu dans le même esprit qu’un rouleau de pièces. Ces tubes sont remplis de tranches d’œufs durs, la tranche du milieu, là où le jaune est bien présent, un jaune étincelant, qui peut t’écœurer rien qu’en le voyant. L’ennui c’est que ces œufs en tube, rangés dans un emballage bleu sac poubelle, sont trempés dans je-ne-sais-quoi, mais c’est liquide, et on ne dirait pas de l’eau et je pense pas non plus que ça soit de la goutte. Pour le bonheur de tes papilles, pour la planète et pour la société toute entière, Daunat fait le max.
Daunat : l’expérience de la vie
Lorsqu’on consomme ou qu’on fabrique du Daunat, on subit une violence, elle est gustative d’un côté et sociale de l’autre. Le géant du sandwich ne laisse personne de marbre, il marque nos vies à jamais. Je n’ai pas d’exemple, mais j’ose espérer que les plus grands cuistos de demain ont déjà croqué dans un petit pain garni de chez Daunat. Et que c’est après cette expérience qu’ils décideront alors de s’investir pour ne plus jamais subir cette violence. Daunat est à l’origine de plein de grandes carrières dans tous types de secteurs. « Je suis contente de l’avoir fait (travailler chez Daunat) car ça a renforcé mon goût pour les études, oui ! Et j’en parle avec plaisir, c’était une bonne expérience » confie Sarah, qui aujourd’hui est au max, niveau études. Pour Matthieu, l’expérience Daunat a été intéressante, « même si on se dit qu’on ne veut pas y finir. Quand on peut se permettre de faire des études pour « choisir » son travail, ça donne un coup de boost de se dire : l’usine, c’est pas pour moi ». Daunat quand on essaye, on se dit « plus jamais ça », et on met tout en œuvre pour ne plus jamais y retourner. Mais, il y a du monde qui bosse là-bas, tout le temps. Les types se mettent en 4 pour que tu bouffes ton casse-dalle, ils en chient pour que tu bouffes vite et que tu perdes pas tes précieuses minutes de pause dans ton bureau tout propre équipé d’une bouilloire USB. Les travailleurs de chez Daunat se sont mis en grève en avril 2014, pour demander une réelle majoration des rémunérations sur les dimanches travaillés. C’est un début. Enfin, toi-même tu sais, la lutte finale n’est pas encore arrivée. Mais elle viendra, j’ai espoir. Pour finir, je m’adresse à toi et toi et toi, le bouffeur de sandwichs Daunat, si tu aimes toujours ça, okay, gobe ça vite, mais cache-toi, et balance l’emballage dans la poubelle jaune.
1 « Daunat, croquez chaque instant » est l’un des slogans de la marque.
2 Les prénoms ont été changés.
3 Le siège de Daunat, après nous avoir baladé pendant plusieurs semaines, n’a pas répondu à nos questions. Toutes les informations de cet article sont basées sur le témoignage de personnes ayant travaillé dans l’usine de Sevrey.
Texte : Aurélien Novak / Illustrations : D.R.