Dijon, berceau du vélo ? Pas tout à fait… En fait, si, on ne va pas y aller par quatre chemins : sans Lucien Juy, la montée du boulevard de Strasbourg serait une vraie galère et André Darrigade, Coppi ou Anquetil n’auraient jamais été aussi beaux. Là, juste en dessous, quand le texte devient plus petit, ça vous explique pourquoi.

Article issu du n°7 sorti en 2014

Ça commence par la fin. 1985, banqueroute. La société de Lucien Juy met la clef sous la porte et le nom passe sous le tapis. On en oublie jusqu’à son existence – presque – puisque notre Lucien a une rue à son nom dans Dijon. Tout ça à cause d’une pièce en Delrin®, une pièce en plastoque, fierté chimique et succès industriel mondial importée du Delaware dans les années 60. La patte de Delrin® intégrée dans l’invention de Lucien Juy s’use vite, trop vite. Elle est plus légère mais elle supporte mal les frictions et elle se déforme. La réputation est ternie à tout jamais. On ne jettera pas pour autant le Delrin® avec l’eau du bain chimique, on fait encore d’excellents médiators avec. Et puis, il y a la concurrence internationale. Une bonne invention, ça inspire, ça se copie. Lucien Juy a déposé des brevets en France, aux États-Unis, mais visiblement pas au Japon. Depuis 1956, une entreprise alors spécialisée dans le pignon libre a décidé de passer à la vitesse supérieure. Du haut de son borsalino, Shozaburo Shimano sort son propre modèle, simple copie de l’objet de Lucien Juy. [Vous ne savez toujours pas de quel objet il est question ici, hein, sauf si bien entendu vous avez regardé l’illustration de David Fangaia qui accompagne ce papier. C’est un simple procédé narratif pour vous tenir en haleine. L’histoire étant finalement assez banale, il s’agit de créer de l’histoire dans l’ histoire pour bien la raconter.]

Donc, pour notre Lucien, les temps sont durs. Surtout qu’il lui reste encore une vingtaine d’années à vivre, il passera de l’autre côté du guidon en 1976. Grâce à son opiniâtreté, il maintiendra le cap. Jusqu’en 1972, il sera leader mondial de son secteur. 1972, l’année où l’usine de Juy, située au 75 rue du Général Fauconnet, sortira le modèle SLJ. Selon l’ancien coureur cycliste canadien Mike Barry, qui fait visiblement autorité sur les blogs-vélos anglo-saxons (il est cité à tour de bras), le SLJ est clairement le meilleur modèle de tous les temps. Et M. Barry s’y connaît extrêmement bien en techniques et autres artifices pour être « meilleur » sur un vélo : le mec a côtoyé Lance Armstrong de 2002 à 2006 au sein de l’équipe US Postal ou de la Discovery Channel, finissant par accrocher une honorable 99ème place sur le Tour 2010 avec la T-Mobile, autre référence en la matière. L’entreprise de Juy diversifiera elle aussi son activité. Associée à Manufrance ou Peugeot, elle produira des vélos, des modèles de freins, certains au design assez joli, avec des petites ailes sur les manettes, genre Hells Angels. Mais ça, c’est la fin.

Avant, en 1935, Lucien Juy marque à jamais l’histoire du cyclisme, et c’est la deuxième fois que ça lui arrive, à notre ingénieur. Il sort son modèle «  Super-Simplex  ». Il n’y a qu’à voir le nom pour savoir que là, ça cause. [Si le suspens devient pour vous vraiment intenable, si vous ne l’avez pas encore fait, vous pouvez maintenant regarder l’illustration. Je vais dévoiler d’ici quelques mots ce que notre Juy inventa.] Ce modèle de 1935, issu du cerveau de ce génie bourguignon, est tout bêtement le premier dérailleur à parallélogramme articulé. Autrement dit, dans les grandes lignes, le système qui permet encore aujourd’hui de changer les vitesses sur son vélo. Son invention, c’est le truc à l’arrière, sur votre roue, collé aux pignons, qui s’articule et qui comporte deux parties mobiles. Il existait un autre modèle évolué pour changer les vitesses, aujourd’hui totalement oublié. L’invention était suisse, le changement se faisait par l’avant, en gros au niveau des pédales. Imaginé par l’ancien coureur Oscar Egg, son modèle «  Super-Champion  » était en 1937 le seul dérailleur autorisé sur le Tour. Ce choix exclusif allait poser problème. L’année suivante, en 1938, c’est l’affaire René Vietto : « Le Roi René ». Une légende, comme Paulo-la-Science aime les raconter sur France Télévision au mois de juillet. C’est le fameux gars qui, sur la même étape en 1934 dans les Pyrénées, face aux coups du sort, avait donné sa roue, puis, plus loin son vélo à son leader et ami Antonin Magne, futur vainqueur du Tour. Une légende du Tour, on vous dit. Homme de classe, il en vient aux mains avec les organisateurs, au Vésinet, dans le village-départ, parce qu’à l’arrière de sa machine est fixé le fameux «  Super-Simplex  ». Les organisateurs lui interdisent le départ. Les gendarmes séparent Vietto, alors porteur du tricot jaune, et les commissaires de course qui s’empoignent. On n’avait pas vu une aussi belle défense de l’honneur dijonnais depuis l’attaque de la ville en 1513 par les… Suisses (tiens, tiens). On lui fixe au cadre le modèle helvétique. Humiliation suprême pour lui, Roi René, en contrat, testeur de la marque et grand ami de Juy. Il arrache la plaque de fer blanc « Egg », symbole du déshonneur. Lancé dans la course, il finira… hors délai. Non repêché. Disqualifié. Sous le regard, qu’on imagine goguenard, du jury des commissaires. Mais avec cette histoire de dérailleur, Vietto ajoutait une ligne à sa légende (Paulo) et s’assurait certainement quelques années de contrat de plus avec Simplex.

Juy menait très bien son entreprise. Ses dérailleurs novateurs étaient exportés à travers le monde  : États-Unis, Pays-Bas, Angleterre, Allemagne… Ayant compris le jeu du marketing et les rouages (jeu de mots) de la pub, il sponsorisait les plus grands : André Darrigade, Anquetil, Coppi, Robic, Magne, plus tard Hinault. Les cadors roulaient pour Simplex (sans jeu de mots). Depuis 1936, ses dérailleurs étaient équipés de 6 vitesses. En 1939, une pub présente Simplex comme ayant « la plus forte production mondiale », soit plus de 40.000 dérailleurs par an. Dijonnais mais pas seul, Simplex est associé à l’autre grande marque locale de cycles : Terrot. Juy équipe les plus beaux modèles avec ses dérailleurs depuis au moins 1932. Sur le catalogue Terrot, on peut aussi composer son cycle et acheter en option les dernières nouveautés Simplex. Pourtant, dans les premiers temps qui suivirent sa première grande invention, Lucien Juy, lui-même ancien coureur, fut confronté au fameux conservatisme du peloton. En 1928, sur Paris-Roubaix, des cyclistes mettent pied à terre. Pas question de rouler. Les coureurs de l’équipe Alcyon, équipe number one des années 1920, refusent de prendre la route avec ce truc tout bizarre que leur ont fixé les mécanos. Le seul truc qu’ils sont capables de comprendre, ces forçats de la route, c’est qu’il y a écrit sur l’objet « Simplex ». Depuis leurs leçons à la Communale, le latin, ça ne leur inspire rien de bon, rien de mieux que des règles de déclinaison. En plus, ils font partie des favoris. Ils viennent d’enquiller un Tour de France et la même année, un deuxième d’affilée s’offrira à eux. Ils n’ont aucune intention de devenir des cobayes. Mais surtout, ils ne savent pas ce que peut leur apporter un dérailleur à galet Simplex. Lucien Juy vient de l’inventer. Son système repose sur une idée simple(x ?) : Juy utilise une poulie pour la tension de la chaîne et des plaques de guidage pour pousser cette chaîne sur deux pignons. C’est le principe de base encore communément utilisé aujourd’hui pour changer de vitesse. Mais ça, les mulets de la team Alcyon ne le savent pas. En 1928, Simplex innove et contre toute morale, André Leducq, le leader d’Alcyon, gagnera Paris-Roubaix, «  l’enfer du Nord  ». Auparavant, pour changer de vitesse, quand votre vélo était équipé de deux pignons, il fallait stopper, dévisser la roue arrière. D’un côté des rayons : pignon grande vitesse. De l’autre : pignon petite vitesse. La tourner, puis tout revisser et enfin, placer votre attaque « surprise ». Le cyclisme était alors une science de l’anticipation et du vissage-dévissage.

En 1939, une pub présente Simplex comme ayant « la plus forte production mondiale », soit plus de 40.000 dérailleurs par an.

Depuis 1895, des systèmes de changement de vitesse moins laborieux étaient testés mais aucun n’avait atteint l’efficacité et la robustesse du dérailleur Simplex. Il avait eu le temps d’y penser le jeune Lucien, sur son vélo. Des bornes, il en avait avalé sans dérailleur ; assez pour se faire un nom dans le gotha local avec une centaine de victoires régionales à son palmarès. Il avait surtout remporté la « classique » du coin. LA course : Dijon-Auxonne-Dijon. La course aux oignons, rapport aussi sûrement à l’état des fesses posées sur les selles en croûte de cuir. En 1923, le jeune Lucien âgé de 22 ans remporte le bouquet (d’oignons ?). Ici, personne ne le connaît vraiment. Il n’est pas d’la capitale, il s’est fait un petit nom dans son patelin mais personne ne devait le donner gagnant. Son nom, c’est Juy. Il voit le jour à Langres en 1899. À sa naissance, ses parents sont contents mais déjà inquiets pour l’avenir du petit. Sera-t-il médecin, avocat, officier militaire, fromager à Langres ? Peut-être cheminot. Deux ans avant, en 1887, Langres innove. Pour relier la gare à la ville haute, «  la place-forte  », on inaugure le premier train à crémaillère de France, un système extravagant. Pour conserver l’adhérence en pente (des roues en acier sur des rails, ça patine mais ça n’avance pas sur un plan incliné), la locomotive à vapeur était équipée d’une roue motrice centrale dentée qui s’agrippait à un rail cranté – un système dit à échelons, mis au point par un ingénieur français, Niklaus Riggenbach mort en… Suisse (décidément) l’année où le petit Lulu pointait le bout de son nez. On raconte que le jeune Lucien était fasciné par cette merveille de la mécanique. Dans un premier temps, la scène amusa ses parents, puis cette obsession les inquiéta. Ils pensèrent d’abord que c’était le chapeau de fumée crachée par la loco qui hypnotisait l’enfant, à moins que ce ne soit le bruit ou sa facilité à gravir la côte. Plus tard, une fois les pédopsychiatres éloignés, les historiens comprirent. Ce système ressemblait comme deux gouttes d’eau (d’huile ?) à une chaîne et un pignon.

Texte : Martial Ratel /// Illustration : David Fangaia