“Offrez de la beauté”. C’est le slogan racoleur de la Clinique des Champs Élysées pour promouvoir sa gamme de chèques cadeaux à offrir pour Noël ou la fête des pères. Convertibles en injections de botox, blanchiment des dents ou implant de mollets. Cette flopée de cliniques privées, qui ouvrent partout comme des fast- foods franchisés, est révélatrice d’une nouvelle demande, d’une nouvelle façon de consommer la transformation esthétique. Le ravalement de façade s’y pratique à la chaîne. Cette offre inédite répond à un paradoxe dernier cri : celui de se différencier tout en se conformant à de nouveaux canons de beauté, véhiculés par les réseaux sociaux chez les plus jeunes. Bienvenue au nirvana de la médecine esthétique normalisée par les influenceurs et érigée en business juteux pour les actionnaires.

Ça ne suffit plus d’être sapé comme jamais, tatoué, maquillé comme une voiture volée, cramé aux UV, dessiné à coups de séances de fitness et de musculation ou de régimes drastiques. Aujourd’hui, les interventions esthétiques ne sont plus réservées aux élites ou aux aînés qui ne veulent pas se voir vieillir. C’est une tendance de plus en plus populaire, symbolisée par l’arrivée agressive de nouveaux protagonistes sur un marché en pleine expansion et glorifiée par les parangons d’une nouvelle ère. Il faut cependant différencier la médecine esthétique, des traitements majoritairement résorbables via des injections ou des fils tenseurs, et la chirurgie esthétique, qui intervient sur des parties du corps comme le nez, le menton ou la poitrine, de manière généralement irréversible. Mais aussi la chirurgie esthétique et réparatrice : « Quelqu’un qui a été défiguré, ce n’est pas la même démarche. La chirurgie esthétique se propose généralement à des gens qui ne sont pas extrêmement laids mais se trouvent des défauts”, explique Pierre Ancet, professeur en philosophie des sciences à l’Université de Bourgogne.

“Il y a un débat biaisé qui voudrait que, soit on pratique la chirurgie, soit on ne le fait pas, et qu’il n’y a pas d’autre alternative par rapport au fait de transformer son apparence. Il y a beaucoup d’autres manières d’arriver à accepter son corps, à redécouvrir son corps. Dans le cas de l’intervention esthétique, on est sur des profils qui ne voient pas la possibilité d’autres alternatives. C’est ce qui va produire ces profils addictifs.” Et lorsqu’il y a addiction, il y a généralement moyen de l’assouvir. En plein cœur historique de Dijon, rue de la Liberté, la Clinique des Champs Élysées a inauguré une de ses nombreuses antennes de médecine esthétique en décembre 2022. Une simple étape sur le Tour de France des ouvertures de succursales pour la chaîne, comme le tweetait la PDG du groupe à l’occasion de la première de sa clinique marseillaise, étrennée en février 2023 : “Et maintenant cap sur Strasbourg !”

I’M IN PLASTIC, IT’S FANTASTIC

Évidemment, le phénomène de la chirurgie ou de la médecine esthétique n’est pas nouveau et n’est pas l’apanage de la génération Z, ces ados et vingtenaires nés depuis la fin des années 90.
Aure*, la trentaine passée, s’est fait refaire la poitrine à 18 ans. Zachary*, 33 ans, a subi une opération de dermo-pigmentation sur le crâne pour camoufler une calvitie naissante, l’année dernière, après avoir hésité avec des implants capillaires : “Je voulais faire quelque chose depuis longtemps, je me suis bien renseigné sur les différentes pratiques avant de passer à l’acte. Je ne voulais pas que ça coûte trop cher non plus.” Manon*, trentenaire également, a récemment décidé de se faire refaire le nez après des années de complexe. Les millenials, cette génération née dans les années 80- 90, sont potentiellement attirés par la transformation du corps et du visage, pour effacer ce qui est vécu comme des imperfections. Tout comme certains de leurs aînés, effrayés à l’idée de vieillir dans une société qui prône le jeunisme. Le sujet reste cependant tabou parmi ces populations, qui ne parlent pas ouvertement de leur intervention, par pudeur un peu, par crainte d’être jugées beaucoup. Pour Pierre Ancet, le rapport à la chirurgie esthétique est forcément relatif : “On va dire c’est mon choix, mon désir. Mon choix, mon désir, ça dépend très fortement de la manière dont on est déterminés, conditionnés par toute une série de choses qui sont orchestrées par la société de consommation. Les normes ne sont pas seulement extérieures, elles sont aussi largement intériorisées. Il faut bien rappeler la relativité de la laideur, c’est une notion qui est vraiment liée à une culture donnée, à un référentiel normatif donné. Au Japon par exemple, la chirurgie est débridée, au sens où on débride les yeux.

« La nouveauté, c’est l’ampleur de ce phénomène, la popularisation et la banalisation de ces pratiques, et le fait que les jeunes ont désormais plus recours à la chirurgie esthétique que
les vieux. »

Du coup la majorité de la population devient laide si on trouve laid les yeux bridés. Et donc la chirurgie aussi devient la règle et non plus une exception.” Finalement, la nouveauté, c’est l’ampleur de ce phénomène, la popularisation et la banalisation de ces pratiques, et le fait que les jeunes ont désormais plus recours à la chirurgie esthétique que les vieux. Les réseaux sociaux jouent un rôle cardinal dans cet engouement. “L’obsession de la célébrité dont nous avons hérité de la télévision et des médias traditionnels est désormais reproduite de manière exponentielle avec les réseaux sociaux”, explique Alessandro Gandini, professeur de sociologie à l’Université de Milan et auteur d’ouvrages sur la communication digitale. Ainsi, la génération Z a le nez collé au smartphone, biberonnée aux contenus déviants à base d’influenceurs qui glorifient le paraître. Selon Pierre Ancet, “les influenceurs ne sont pas vraiment des personnes, ce sont des personnages, qui se mettent en scène.” “Influenceur”, le mot tombe juste. Les gamins, à un âge influençable, sont influencés par des Arlequins modernes, stupides et paresseux, relayés par les médias grand public, qui s’insultent de “mangeuse de caca” par réseaux sociaux interposés et qui affichent avec fierté des corps retouchés de haut en bas. “Nos rendez-vous les plus fréquents, ce sont des jeunes entre 15 et 25 ans qui se plaignent de la durée de vie de la batterie de leur smartphone, parce qu’ils passent une dizaine d’heures par jour sur des apps comme Snapchat, Instagram ou TikTok”, nous confie un technicien d’assistance en Apple Store. “Ces applications font partie du quotidien”, confirme Alessandro Gandini. “Si vous commencez à regarder un certain type de contenu, ces plate-formes basées sur un algorithme vous inondent de contenus similaires. L’expérience sur les réseaux sociaux est personnalisée et individualisée.” Ce sont surtout les jeunes filles qui sont victimes de cette tendance, bien plus décomplexées que leurs aînées sur le sujet, suivant l’exemple de leurs modèles qui s’épanchent ouvertement sur les réseaux et à la télévision. “Elles se comparent beaucoup aux idéaux promus par les réseaux et atteints par la chirurgie. Elles développent de nouveaux complexes, du mal-être”, analyse Mathilde, éducatrice spécialisée auprès d’adolescents en difficulté âgés de 15 à 18 ans à Tours. “Lorsqu’il s’agit de standards de beauté, on est dans un contexte où l’on se confronte à des normes irréalistes, dont on est bombardées parce que les plate-formes fonctionnent ainsi” précise Alessandro Gandini. Les réseaux sociaux donnent l’impression que si on veut ressembler à un influenceur, on a les mêmes outils pour y arriver. On peut faire le même genre de vidéos, de contenus, on a exactement le même compte, les mêmes moyens de production.” Lorsque Nabilla lance à ses haters : “je ne sais pas faire à manger mais je suis riche”, ses propos résonnent dans les esprits les plus malléables. “Quand on demande aux jeunes ce qu’ils veulent faire plus tard, ils répondent : je veux être riche”, relate Mathilde. L’objectif : devenir le pendant de ces nouvelles coqueluches, aux énormes fesses enflées par des transferts de graisse, à la poitrine démesurée rembourrée par des implants ou aux lèvres gonflées à l’aide d’injections et qui affichent leur vie de luxe à Dubaï, où la fiscalité est attractive. En attendant d’avoir le compte en banque blindé et des milliers de followers, l’accès à la modification du corps et du visage est déjà plus accessible.

HIPPOCRATE

Lorsqu’il y a demande, il y a offre. Surtout s’il y a de l’oseille à faire. Suivant cette logique, le business de la retouche esthétique a explosé et c’est une nouveauté en France. À Paris, le docteur Franck Benhamou, chirurgien plastique et esthétique, propose à de potentiels patients de participer à des émissions centrées sur ces pratiques via son site Internet : “Vos témoignages comptent et peuvent aider certaines personnes à sauter le pas pour se sentir mieux dans leur peau et à vaincre leurs complexes”. En argument de vente, le moyen de passer à la télé et de goûter aux quinze minutes de gloire prophétisées par Andy Warhol, avant d’espérer briller sur les réseaux sociaux. On trouve cependant des mises en garde sur ces expériences, pas seulement dans les avis Google des nombreux cabinets où une frange de clients mécontents se plaint d’être défigurée après une intervention bancale.

“Lorsqu’il s’agit de standards de beauté, on est dans un contexte où l’on se confronte à des normes
irréalistes, dont on est bombardées parce que les plate-formes fonctionnent ainsi”

Milla Jasmine, influenceuse retouchée de la tête aux pieds, a effectué une vidéo YouTube de prévention l’été dernier, longue de seize minutes, abondante de contradictions. Elle confesse s’être fait refaire le nez sur un coup de tête et que le résultat n’est pas à la hauteur de ses attentes. Mais conclut qu’elle ne regrette pas. Elle précise qu’elle est allée en Turquie pour cette opération et qu’elle a beaucoup hésité. Mais elle ne voulait pas avoir fait le voyage pour rien. Le message de mise en garde est passablement confus, à l’intention d’un public déjà docile. Les reportages plus sérieux se multiplient sur la pratique de la chirurgie esthétique, notamment ses dérives, telles que les opérations ratées ou les cabinets clandestins, où opèrent de pseudos-experts sans qualification médicale. “C’est un exercice illégal de la médecine, qui peut être puni d’une amende de 300 000€ et deux ans d’emprisonnement, explique Louis*, chirurgien au CHU de Dijon. Nous retrouvons au CHU les complications de ces patients qui se sont fait injecter par des praticiens non-médecins. C’est dangereux pour la santé car on a affaire à des personnes qui ne connaissent rien à la médecine et l’anatomie.” Ces charlatans usent notamment de méthodes spécieuses pour attirer la clientèle. Le spécialiste en dermo-pigmentation vers lequel s’est tourné Zachary*, “mis en confiance” par le professionnalisme et l’expérience du praticien, a pu constater que les photos de son travail illustrant son site Internet ont été exploitées par des cabinets peu scrupuleux pour leur propre publicité. L’appât du gain attire également de véritables entrepreneurs, qui ne sont pas des escrocs dans le sens littéral du terme, comme la Clinique des Champs Élysées. Avec sa douzaine d’établissements, éparpillés entre Paris, New York, Dubaï et de nombreuses villes en France récemment colonisées, la Clinique des Champs Élysées est leader de la médecine esthétique dans l’hexagone et vise l’ouverture d’une quarantaine de cliniques à un rythme débridé, soutenu par des investisseurs privés bien plus rompus au milieu de la finance que celui de la médecine. “C’est une machine à fric”, reconnaît Hugo*, assistant chirurgien à Paris, qui réfléchit à postuler pour “arrondir les fins de mois”. Au terme de douze ans de cursus universitaire intensif, ponctué de longues gardes au sommeil entrecoupé pendant l’externat et l’internat, il admet être déçu de son salaire de 3 000€ par mois dans la capitale, où l’immobilier et le coût de la vie crèvent le plafond; “les études exigent des
sacrifices personnels et le métier est lourd de responsabilités, de suivi des patients et de charge émotionnelle”. Une rhétorique qui concorde avec la volonté des médecins généralistes d’augmenter le tarif des consultations et qui trouve un écho dans toute la profession. Le niveau de compétences requis par les métiers du secteur médical et le poids psychologique inhérent ne seraient sans doute pas rétribués à leur juste valeur. Ce qui pousse de plus en plus de médecins et chirurgiens à se tourner vers les opérateurs privés, avec l’essor de la médecine esthétique et son effarante rentabilité.

AUX CHAMPS ÉLYSÉES

Walid*, fraîchement diplômé en médecine, spécialisé dans la chirurgie plastique, a été approché par le pôle dijonnais de la Clinique des Champs Élysées. Il a décliné leur offre, notamment car l’enseigne se réserverait une part monumentale sur les prestations, environ trois quarts du butin, sachant qu’une simple consultation de quelques minutes se chiffre à 50€ en province, contre 100€ à Paris. Au téléphone, la clinique nous a confirmé que la sécurité sociale ne rembourse pas ce type de consultation. Pour l’heure, la clientèle n’est pas forcément composée d’une majorité de jeunes : “avant 18 ans, ils ont besoin de l’autorisation parentale et ensuite ils n’ont pas forcément les moyens”, rapporte Mathilde, l’éducatrice spécialisée. “Même s’ils comptent leur argent de poche pour savoir s’ils ont assez”, précise sa collègue Maïté. Lorsque Walid* a décliné l’offre d’embauche de la Clinique des Champs Élysées, c’était également pour des raisons plus éthiques, illustrées par Louis* : “Au sein de ces cliniques, les médecins ne sont pas mis en valeur. Un patient ne peut pas choisir son médecin mais prend un rendez-vous sans savoir qui sera le médecin.” Effectivement, la prise de rendez-vous s’effectue sur la plate-forme Doctolib. Le menu des prestations est vertigineux : injections d’acide hyaluronique et de botox dans presque toutes les zones du corps possibles, peeling, lifting au moyen de fils tenseurs dans le visage, les bras, les fesses ou les cuisses, détatouage, mésothérapie, cryolipolyse, épilation laser, blanchiment dentaire, facette dentaire, soins esthétiques et cosmétiques, et même coaching personnalisé en nutrition. La clinique dijonnaise ne propose pas encore de chirurgie, peut être parce qu’elle n’a pas encore recruté de chirurgien plastique ou parce que cette spécialité est moins demandée et moins rentable que les soins esthétiques, quand une simple injection pour se faire gonfler les lèvres est facturée 380 ou 420€ selon le produit utilisé. Pour élargir le pénis, il faut compter entre 2 500 et 4 500€ et entre 1 800 et 2 500€ pour un lifting à l’aide de fils tenseurs. Des interventions qui ne durent seulement que quelques minutes. Quant aux professionnels médicaux qui les pratiquent, eux sont plutôt invisibles effectivement, jusque sur les réseaux sociaux.

« Une simple injection pour se faire gonfler les lèvres est facturée 380 ou 420€ selon le produit utilisé. Pour élargir le pénis, il faut compter entre 2500 et 4500€ et entre 1800 et 2500€ pour un lifting à l’aide de fils tenseurs. Des interventions qui ne durent seulement que quelques minutes. »

Le plus important, c’est l’apparence : on découvre des salles d’attente et de soins pimpantes, des clients et des employés heureux. Mais surtout, la figure mise en avant, c’est Tracy Cohen Sayag, la PDG du groupe, fille du fondateur Massou Cohen. Une égérie, dans la grande tradition des patrons cool et copieusement médiatisés, à la Jeff Bezos ou Elon Musk. “La façon la plus efficace de trouver des clients est d’aller à leur rencontre, analyse Alessandro Gandini. Les réseaux sociaux le permettent. Instagram est une machine publicitaire, qui permet de cibler une audience grâce aux algorithmes.” La communication est maîtrisée de A à Z et les codes utilisés sont les mêmes que ceux des influenceurs ou des marques. “Le principe de monter des cliniques est une bonne chose dans une logique de regrouper des praticiens, partager le matériel, les locaux et les connaissances, expose Louis*, mais ce qui me dérange, c’est la patientèle visée qui se rapproche plus d’une clientèle. Qu’une clinique devienne une marque, avec des slogans publicitaires est plutôt déloyal.” En octobre dernier, la directrice de la communication du groupe, Clara Sabban, n’hésitait pas sur Twitter à inviter Édouard Philippe à “rendre visite à la Clinique des Champs Élysées pour donner une seconde vie à ses sourcils”. Hashtag buzz. Malgré son omniprésence dans les médias, la Clinique des Champs Élysées n’a pas souhaité répondre plus amplement à nos questions pour ne pas prendre de “parti pris” sur le sujet “sensible” des jeunes et de la médecine esthétique. Certes. On ne saura donc pas si la chaîne impose un dress code à ses employés tirés à quatre épingles, ni de quelle façon elle travaille avec des psychologues comme elle le prétend sur son site Internet, ni si elle propose des prestations gratuites à des influenceurs en échange de visibilité sur les réseaux sociaux.

“Tous les vices à la mode passent pour vertus”, écrivait Molière dans Dom Juan. Visionnaire, alors que la mode est plus que jamais à l’orgueil, racine de tous les vices et premier péché capital, dont profite l’avarice pratiquée par des entrepreneurs marchands de beauté. Si la Clinique des Champs Élysées tient son nom de la célèbre avenue parisienne, celle-ci est elle-même nommée d’après le lieu réservé au séjour des âmes vertueuses dans l’Enfer des mythologies antiques. Allégorie involontaire, sans doute, mais terriblement judicieuse. La boucle est bouclée.

Texte : Loïc Baruteu /// Illustrations : Michaël Sallit