En mai dernier, Frustration publiait Our Decisions, sixième album d’une discographie en forme de sans-faute. Un opus que les tauliers du post-punk français sont venus défendre à L’Atelier des Môles de Montbéliard, histoire de bien rappeler que leurs uppercuts sonores se distribuent avant tout sur scène. Rencontre quasi aussi intense que leur prestation du soir.
En partenariat avec Les Interrockations. Article à retrouver dans notre magazine papier numéro 47.
Cette semaine, j’ai fait deux choses. Réécouter toute votre discographie et mater le dernier Mad Max. Et je me suis dit qu’il y avait un point commun, c’est que…
Fred (synthés) : Alors, il est bien ?
Moins bien que Fury Road.
Fred : Ah, c’est ça le point commun alors ! C’est que notre dernier album est moins bon (rires).
Non mais il y a cette capacité à recréer un univers familier, où l’on se prend la claque attendue mais tout en continuant à étendre un univers, en faisant découvrir de nouveaux recoins, explorer de nouvelles sonorités.
Fabrice (chant) : Parce qu’ils explorent des nouvelles sonorités dans Mad Max ? Y a plus de motos ? Que des mobylettes ! (imite le bruit d’une mob’).
Est-ce qu’il y a une recette pour opérer une telle prouesse ?
Fred : Oui mais si on te la donne, on sera obligés de te tuer. Non, pas de recette. C’est vraiment un truc contre lequel on se bat le plus possible. On fonctionne plutôt à l’instinct. La plupart des morceaux partent d’une ligne de basse de Pat et on se greffe dessus pour composer ensemble.
Fabrice : Nicus, notre guitariste, était très enclin à sortir un disque qui serait reproduisible sur scène et c’est pour cela qu’il n’y a pas une grosse prod’. Mais la simplicité demande un boulot de titan. Je n’ai jamais autant souffert, été aussi fatigué et tendu que sur cet album. On trouvait que le travail qu’on avait fait jusque-là en studio avec des gens qui sont devenus des amis n’était pas forcément représentatif de ce qu’on faisait sur scène. C’est pour ça qu’il y a eu une envie de retour à la simplicité. Nicus a pris les rênes du truc et comme ce n’est pas une personne complètement normale, il s’y est mis à fond !
Donc les deux nouveaux textes en français, ce n’est pas un calcul non plus ?
Fabrice : Non. Moi, je compose en chantant en yaourt. Je privilégie les notes, le chant, les phrases plutôt qu’un texte que je m’imposerais. De toute façon, je n’ai pas un seul texte d’avance et ça serait certainement la pire des choses dans le sens où, et c’est ce que je reproche à certains chanteurs, c’est d’essayer de faire rentrer onze syllabes dans dix. Et bien que j’ai un avis sur tout, une sorte de logorrhée verbale permanente, je n’ai pas de fièvre d’écriture. Pour les morceaux en français, j’ai simplement quelques post-it pour noter des trucs qui pourraient bien passer. J’aime bien les choses très simples vu que je n’arrive pas à l’être dans mon élocution. Par exemple, sur Catching Your Eye, je voulais réussir à synthétiser La Foule de Piaf, représenter la panique d’une personne perdue, emportée dans une foule. C’est souvent la couleur du morceau qui me donne l’idée, le thème que je vais avoir.
Ce titre d’album ultra concis et percutant accolé à cet artwork très évocateur, c’est un message sur l’état du monde ?
Pat (basse) : Oui, il y a un message sur l’état du monde. C’est une transcription de ce qui se passe. On entendait l’autre jour à la radio qu’il fallait maintenant nous adapter. On n’est même plus au stade où l’on peut changer les choses. On a eu le temps pour ça mais nos décisions nous ont conduits là.
Fabrice : C’est vrai que la pochette est une conséquence du morceau Our Decisions où l’on parle du fait qu’il n’y ait plus d’abeilles, plus de poissons, plus d’espoir. Typiquement, Our Decisions, je l’ai chanté, on s’est regardés et c’était évident qu’on allait le garder. Alors que, des fois, on est des vrais enculeurs de mouches.
© Baldo
Votre précédent opus se concluait sur Le grand Soir tandis que le nouveau s’ouvre sur Path of Extinction. De laquelle de ces deux éventualités sommes-nous les plus proches ?
Fabrice : T’as vu comme on avait senti le truc ? Non, je plaisante. Mais oui, je pense que la fête est finie. À part pour quelques débrouillards un peu friqués qui partiront vivre sur Mars ou je ne sais où, on n’échappera pas à une grande périclitation du genre humain. On a un côté un peu cynique, hein ! On n’est pas complètement exemplaires mais on essaie d’avoir une sorte d’auto-surveillance… tout en gloussant un peu quand même.
Fred : C’est toujours un peu compliqué de donner un concert, de chanter Our Decisions, de dire « notre ennemi, c’est le capital et la finance » et puis de balancer en même temps « on a des disques à vendre au merch ».
Fabrice : Ouais, c’est quand même délicat. Ça nous arrive de prendre l’avion parfois, pour aller jouer à la Réunion par exemple, moi j’ai une tonne de bagnoles de collection et certainement quelques produits Nestlé qui traînent encore au fond de mes placards. On essaie surtout de ne pas tomber dans une sorte de fatalisme et de se contenter d’un « oh, c’est bon ». Non, c’est pas bon. On essaie d’avoir un certain civisme individuellement par rapport à toutes ces thématiques contemporaines. Ça ne m’empêche pas d’être une espèce de connard qui a un avis sur tout, d’une mauvaise foi napoléonienne, mais, pour ma part, je ne veux pas que le petit punk brailleur en moi se prenne pour un daron donneur de leçons. On a tous les ailes de l’aigreur qui sont pesantes.
Pat : Les ailes de l’aigreur, putain, carrément ! Ça défonce ça, faut le garder comme titre du prochain album (rires).
Vous avez longtemps revendiqué un aspect très working class, avant de vous en éloigner quelque peu dans vos dernières déclarations. Ce terme il signifie encore quelque chose pour vous en 2024 ?
Fabrice : Pour ma part, j’étais fasciné par la working class anglaise, notamment par le look. Ce qui m’a déçu, c’est quand je me suis aperçu que certains dirigeants jouaient de cette fierté ouvrière pour nous exploiter encore plus et nous en mettre encore plus dans le cul. Ils ont tiré sur la corde de la valeur travail et j’en suis revenu. Et puis, est-elle encore respectable la working class ? C’est ce que je me permets d’interroger dans Consumés. Jason Williamson des Sleaford Mods nous disait : « on donne de la merde à écouter au peuple mais est-ce que le peuple n’a pas aussi envie d’écouter de la merde ? ». C’est comme les gens avec Hanouna, personne ne les force à regarder, ils en ont peut-être envie. Donc j’en suis un peu revenu aussi sur le côté culturel. Même si on est fatigués par son travail, sa vie de famille, il y a toujours moyen de regarder un film un peu moins débile, de lire un livre un peu moins débile que ce qu’on nous propose.
Se cultiver, c’est se donner de la force.
Fred : Ce qui a été horrible, ça a été de catégoriser les gens, de les reléguer à des premiers, seconds, troisièmes de cordée comme on a pu l’entendre. On a tous notre importance dans la société. On se doit de ne jamais avoir de regards condescendants parce qu’untel fait « un petit job », il n’y a pas de hiérarchie à créer. Ce discours des élites sur la méritocratie, il n’est pas normal. Des gens comme Macron ou Hollande ont entretenu ce truc, avec leurs attitudes, leur vocabulaire hors-sol.
Pat : La lutte des classes existe encore. Juste t’es plus à l’usine, t’es informaticien. La working class, elle est toujours là et il faut se battre pour elle ! Nous, on a pris le parti de ne plus travailler mais est-ce qu’être musicien ce n’est pas être working class ? J’ai de la chance de faire ce que je fais mais je gagne bien moins qu’avant.
Fred : Oui mais rapporte ça au taux horaire et là tu te rends compte que c’est plus de la working class. Tu dois bosser 43 jours sur l’année où tu bosses 1h de balances et 1h de concert.
Pat : Parce que me taper vos gueules, c’est pas du boulot déjà ? (rires).
Aujourd’hui, il n’y a pas un groupe émergent qui ne se déclare pas post-punk. Vous qui êtes les tauliers du genre, ça ne serait pas un peu de votre faute cette invasion ?
Fred : Non, nous on n’a jamais voulu remettre le post-punk au centre de l’église. On n’employait même pas ce terme là à nos débuts, on écrivait plutôt coldwave sur nos affiches.
Pat : Le post-punk, ce n’est même pas un style, c’est juste une période entre 78 et 84. Mais le terme s’est développé et a même évolué. Il y a 15 piges, on aurait seulement appelé ça du garage punk. Aujourd’hui, tout est qualifié de post-punk.
Fabrice : …Ou de garage psyché à tendance krautrock mes couilles. On avait bien senti que cela faisait longtemps que les gens attendaient un groupe à la Wire. Alors, on s’était mis en tête de faire pendant quelque temps 5 ou 6 concerts par an, à la The Fall, à la Warsaw. Et on s’est retrouvés à donner plus de 1000 concerts ! Même si ce n’était pas le projet, je crois qu’on a réussi à remettre la coldwave et le post punk dans la grande famille du rock alors qu’avant, c’était un truc un peu honteux, étiqueté « efféminé » que t’écoutais secrètement en voiture ou en faisant l’amour. Au début, on s’est pas mal fait traiter de garçons coiffeurs par les publics oï, punk et hardcore, mais on sent que ça a changé depuis cinq ou six ans. Avec le côté branché, Born Bad, Teenage Menopause et tout ça, ça fait bien d’écouter ce style. Maintenant, on a dans le public des barbus venus du hardcore. C’est plus assumé de la part des « bonhommes », tu vois.
Texte : Picon Rabbane // Illustration : Louise Vayssié