Le Théâtre Dijon Bourgogne accueille Taire, le nouveau spectacle de Tamara Al Saadi du 16 au 24 janvier. Une réinterprétation du mythe d’Antigone autour d’une adolescence marginalisée et impuissante. Sparse est allé à la première.

Tamara Al Saadi propose sa réécriture du mythe incontournable de nos années collège avec Taire de la compagnie La Base au théâtre du parvis Saint-Jean du 16 au 24 janvier. Le spectacle de 2h30 haut en couleur et en musique aborde la figure d’Antigone sous l’angle d’une adolescence écrasée et muette à qui on ne laisse pas la place d’aimer. Pour les dormeurs du fond de la classe, Antigone née de l’inceste d’Œdipe et Jocaste défie les lois du roi Créon pour enterrer son frère Polynice. Condamnée à mort, Antigone préfère se suicider et ainsi obéir à sa conscience contre l’interdiction.

« Éden n’existe pas. Mais elle aurait pu exister car ce personnage est construit à partir de situations vécues par des enfants ou par des éducateurs spécialisés. Tout est vérifié et chiffré, elle n’est pas approximative. »

Le personnage contemporain Éden est mis en miroir de l’icône mythologique et dépeint avec innocence le quotidien de milliers de jeunes placés en Aide Sociale à l’Enfance. L’histoire d’une adolescence en quête de sens, privée de son libre-arbitre et condamnée par des choix qui lui échappent.

© Geoffrey Posada Serguier

Immersion au coeur de la crise humanitaire

« La famille c’est le pays » peut-on entendre dans le spectacle. Comment grandir sans s’identifier à une figure maternelle, à ses racines ? Comment se construire dans un environnement où l’amour n’existe pas, et sujet au racisme ? Tant de questions auxquelles la metteuse en scène a voulu répondre avec Taire.  Tamara Al Saadi a enfilé sa casquette de chercheuse en sciences sociales, allant au contact de cette jeunesse placée en Aide Sociale à l’Enfance, souvent racisée et délaissée. Ateliers de théâtre, lettres à Antigone, témoignages…  Les ados ont donné leur propre vision qu’ils se font d’Antigone d’après leurs parcours de vie, nourrissant ainsi l’écriture de la pièce.

Les deux intriguent s’entremêlent en miroir © Christophe Raynaud de Lage

« Éden n’existe pas. Mais elle aurait pu exister car ce personnage est construit à partir de situations vécues par des enfants ou par des éducateurs spécialisés. Tout est vérifié et chiffré, elle n’est pas approximative. » estime Tamara. Invisibilisés et impuissants, la pièce résonne comme un cri du cœur de 400.000 jeunes à l’heure où l’on estime une augmentation de 60% des tentatives de suicide chez les jeunes filles. En parallèle, Tamara Al Saadi a travaillé « son » Antigone avec 17 ados âgés de 15 à 19 ans issus d’horizons très différents dans le cadre du projet « adolescence et territoire. » « Il est intéressant d’avoir le regard de la jeunesse actuelle sur Antigone, renvoyée à une figure forte de l’adolescence, de la résistance. »

Un écho politique puissant

 Lors de l’affrontement mortel entre Polynice et Étéocle, un effluve de sang caractérisé par du sable rouge coule du ciel et vient lentement s’étaler sur le parquet. Éden se retrouve malgré elle au milieu de la scène, subissant le conflit.

©ChristopheRaynauddeLage

Si la pièce devait à l’origine mettre en lien les enfants oppressés en Palestine et ceux dans les quartiers populaires français, la situation géopolitique a poussé Tamara à changer ses plans. « Je devais prendre mes billets pour Gaza. L’université avec laquelle j’étais en contact a été rasée et la plupart des étudiants tués. J’ai songé à arrêter le projet », confie-t-elle.Placée en service de pédopsychiatrie à 14 ans et sensible au sujet de l’adolescence, tout s’est réimbriqué dans la tête de la metteuse en scène : « La problématique de la Palestine est revenue par une autre porte, par le biais de l’oppression de l’enfance et d’une jeunesse passée sous silence. »

© Christophe Raynaud de Lage

Bruno Mars en pleine mythologie

Les onze comédiens s’approprient l’espace à partir de presque rien : un échafaudage digne des travaux de Notre-Dame, des bancs et un mur roulant changés à vue par les acteurs. Les corps construisent et réagencent l’espace d’une scène à l’autre. Une bruiteuse suggère des éléments invisibles au spectateur tel qu’un plateau repas, des volets ou encore des bruits de pas. Présente sur scène, elle participe physiquement à l’intrigue. Alors qu’on pense l’avoir perdue de vue, on la retrouve par terre, sur un banc ou dans le cadre d’une fenêtre. Une sorte d’où est Charlie version sonore.
Le rapport au temps est également ambigu dans la pièce. Un coup en plein discours pour défendre sa cité, Étéocle se mue en éducatrice au foyer d’Éden en criant soudainement « À TABLE ».
Musique arabe et métal, danse et chant aèrent les scènes tel un pont ralliant les époques.

La bruiteuse Éléonore Mallo (à gauche) accompagnée de Bachar Mar-Khalifé et de Fabio Meschini, musiciens-comédiens © Christophe Raynaud de Lage

Uptown Funk de Mark Ronson et Bruno Mars et d’autres tubes contemporains se font entendre en pleine période de guerre des Sept contre Thèbes, au calme. Taire fait parler de lui jusqu’au 24 janvier avec sept autres représentations. De quoi bien débuter l’année au TDB.

Texte : Killian Cestari // Photo de couverture : Christophe Raynaud De Lage