Présenté au festival de Cannes en mai et vendredi dernier en avant-première à l’Eldorado, en présence de Thomas Scimeca, pensionnaire de la troupe, le film a reçu un accueil très positif, à base de rire « Toni Truand » (réminiscence de l’absurdité des Mickey Magazine de mon enfance) et d’applaudissements généreusement distribués. Il faut dire que les chiens de Navarre font depuis deux ans les joies du festival Théâtre en mai avec leurs pièces : la raclette, les armoires normandes, jeux de massacre du jeu social, absurdes, féroces et hilarantes. Cette avant-première organisée par l’Eldorado était donc en terrain (presque) conquis.

Le film commence par une scène-révélation : une femme et deux hommes (Céline Führer, Thomas Scimeca et Maxence Tual)  arrivent prestement en robe de mariée devant le bureau d’un élu municipal pour se marier, tous les trois. Eh bien, en France en 2016, on ne peut ni se marier à trois, ni tout seul avec soi-même. C’est niet, la loi ne le permet pas. Il semble impossible pour nos trois larrons, armés d’une opiniâtreté et dans un engagement total à faire aboutir leur projet, d’accepter cette réalité juridique douloureuse. Télescopage absurde des principes de plaisir et de réalité.

Heureusement, ils ne renoncent pas facilement. Ils vont donc tout mettre en œuvre pendant une heure trente pour s’insérer coûte que coûte dans la société : réussir leur beau mariage (à trois donc), trouver du travail, un logement,  emprunter du pognon à la banque pour monter une affaire, faire des courses au supermarché, fonder une famille, dîner et s’engueuler avec ses vieux… Des situations banales du quotidien, tordues jusqu’à l’absurde, crises de rire garanties, et qui bien sûr « interrogent l’état de la société française en 2016″ dixit Thomas Scimeca.

Un road-movie complètement déglingué

Apnée est né d’une envie du metteur en scène de la troupe, Jean-Christophe Meurisse, de faire un road movie passé à la moulinette de la troupe sur des thèmes déjà travaillés sur scène. Certaines séquences sont d’ailleurs des adaptations de moments de leurs pièces. D’autres ne pouvaient exister effectivement que sur grand écran.

Apnée, c’est un road movie qui oscillerait entre Les valseuses de Bertrand Blier et La Vie de Brian des Monty Python. Un sens des situations et des dialogues qui déglingue tout ce qu’il touche, et un passage réussi pour les chiens de Navarre du théâtre au cinéma, les comédiens n’ayant peur de rien et s’amusant comme des fous à l’écran.

C’est une suite bigarrée de tableaux, sketches, performances… Appelez-les comme vous voulez… Et c’est peut-être une des limites du film car évidemment tout n’est pas  égal mais l’ensemble se tient bien, surtout quand les scènes tirent tout leur potentiel absurde : un christ sanguinolent heureux d’être libéré de sa croix, une cérémonie de mariage en forme d’opéra, suivi d’un combat de catch libératoire, une séance de coaching à Pôle Emploi qui part en vrille… Alors parfois, ça marche, parfois moins.

Mais les normes sociales sont toujours joyeusement brutalisées, dans un mélange de maladresse et décontraction totale, à la cool qui est finalement une vraie bouffée d’air frais.

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« On a tourné en Corse parce que la région Corse nous a donné de l’argent. »

En bonus comme dans les DVD, la projection fut suivie, avant première oblige, d’un temps d’échanges, animé par une organisatrice de l’Eldorado en mode « Fan de » des chiens de Navarre, avec Thomas Scimeca, prêt à répondre à toutes les questions, et le public pour qui l’exercice de trouver LA bonne question est toujours un défi à relever. À la décharge de tout le monde, il s’avère très difficile d’échanger « normalement » après s’être échappé pendant une heure trente dans un précis de dérèglement social. Le choc est dur. L’animatrice tentait donc de lancer les hostilités en posant des questions sérieuses sur la démarche artistique de la troupe. Et par exemple, quelle envie (artistique) pour les chiens de Navarre d’aller tourner en Corse ? Réponse faussement sérieuse en mode branleur décontracté de Thomas Scimeca : « C’est parce que la Région Corse nous a donné du pognon. Au départ on devait tourner en Auvergne mais c’est la région Corse qui nous a donné l’argent, alors on a tourné en Corse… » Exit les révélations divines et mine (légèrement) déconfite de notre GA. Si c’était un sketch, c’était très bien fait.

La fiction d’Apnée débarquait un peu dans la salle de l’Eldorado, comme si le film se prolongeait, post-coïtum cinématographix, façon mi molle,  mélange de gêne et de plaisir, l’excès de sérieux toujours dynamité au C4. Ce qui d’une certaine manière validait en direct la démarche cruelle et lucide des clébards de Navarre, observateurs tordus de nos travers. Merci, on veut encore être mordu.

– Nicdasse Croasky
Photos : DR