Rocca est l’un des MC du groupe légendaire latino Tres Coronas. Il fait partie avec Kohndo et Daddy Lorc C de La Cliqua qui, à l’occasion de Paris Hip Hop 2015 donnait, le 1 juillet dernier un concert monumental. Prestation exceptionnelle puisque le groupe ne s’était pas produit depuis la fin des années 90… Deux heures et quart de set avec des invités prestigieux : Lyricson, Youssoupha, la Scred Connexion… Une tuerie, une vraie.

C’était l’occasion rêvée pour rencontrer un pionnier du hip-hop français qui s’apprête à sortir en septembre prochain Bogota-Paris. Cet album sera également particulier puisqu’en version française et en version espagnole dans son intégralité. On a causé industrie du disque, Colombie et bien sûr hip-hop…

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Si on ne dit pas de bêtise, Bogota-Paris devait sortir en septembre 2014, qu’est-ce qui explique ce décalage de timming ? Exactement. On doit ça à toute cette merde de business qui vient des maisons de disques. Il faut essayer qu’un produit soit le mieux possible en visuel, avec la promotion adéquate, avec iTunes, le gnanani, le gnanana. Toute cette merde qui n’a absolument rien à voir avec la musique, et nous artistes, on est obligés de s’y plier. Mon album est prêt depuis longtemps et je suis obligé d’attendre pour la promo, la communication. Les gens sont tellement bêtes qu’il faut envoyer trois clips avant. Des fois, ils sont encore plus cons et il faut envoyer cinq ou six mois avant. Quand t’es encore plus con, il faut commencer à payer les radios. Il faut commencer à faire des trucs qui n’ont pas de sens. Payer des radios, c’est des trucs que je ne fais pas. Tout le show-business qu’il y a à côté, toute la fausserrie qu’il y a dans l’industrie musicale, c’est ce qui retarde qu’un bon disque arrive quand ça devrait arriver. Maintenant il y a des codes et moi, je suis obligé de me plier à ces nouveaux codes sinon je rentre pas dans la concurrence du marché malheureusement. Et à la fin, il faut quand même vendre des disques parce qu’un album comme Bogota-Paris, il y a énormément de budget de production. C’est un album que j’ai moi-même produit. C’est la première fois. J’ai créé un label qui s’appelle El Original Production et c’est le premier disque qui sort de mon label. Je suis seulement en distribution et je suis obligé de rentrer dans toutes ces conneries du marketing, des blablablas, de tout ça…

Tu parles des clips, il y en a un qui est sorti il y a quatre semaines maintenant : Retour à la Source. On y voit Lyricson avec qui tu fais un featuring. C’est la première fois que tu bossais avec lui ? Ce n’est pas la première fois. On avait travaillé ensemble dans les concerts d’Assassin. Quand j’ai eu la prod’ de Lyricson, on s’est retrouvé en studio et je lui ai fait « vas y on fait le morceau ensemble »; ça a pondu Retour à la Source qui est Vuelta a lo real dans sa version espagnole dont je suis très content. C’est pas un son qui était forcément hip-hop, c’est un son qui était dubstep destiné à des Jamaïcains et des Anglais. Quand je suis arrivé et que j’ai dit « je veux celui-là », ils m’ont regardé et m’ont dit que ce n’était pas du rap. J’ai répondu « ça fait rien, j’ai envie de rapper sur du dubstep, c’est moi qui vais lui apporter le côté hip-hop. »

Ça fait plusieurs années maintenant que tu habites entre Paris et Bogota. Tu as du voir Bogota évoluer. Que penses-tu de la politique mise en place par Gustavo Petro : « Bogota Humana ». En vérité, je vis en Colombie depuis six ans. On peut tout dire sur Petro. Petro, c’est quelqu’un qui vient des mouvements révolutionnaires étudiants comme le M-19 et aujourd’hui il est maire. C’est pas facile d’être maire de Bogota, une des villes les plus corrompues du pays, où il y a des gens qui sont en train de s’enrichir depuis plus de cinquante ans. Des institutions qui sont là pour prendre de l’argent destiné à des trains, des écoles, des métros ou des arrangements de lieux de vie et qui est utilisé pour autre chose. C’est très difficile pour Petro d’organiser une ville corrompue. Il y a beaucoup de choses à dire sur lui. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il ne vole pas. C’est pour ça que ça ne se passe pas bien.

Comment tu expliques, en tant qu’artiste et Colombien, que la scène hip-hop soit aussi présente à Bogota ? Le hip-hop n’est pas aussi développé que ça. Il est développé dans certains niveaux. Par exemple, le graffiti à Bogota, il est légal. Donc la ville est graffitée de partout. Il y a beaucoup d’échanges entre artistes graffeurs mais ne crois pas le hip-hop sonne à la radio ou dans les grands médias. Il sonne dans les ghettos. Il n’a pas de force dans le marché. Il n’a pas de poids économique suffisamment fort pour pouvoir s’imposer. C’est encore archaïque à ce niveau-là. Le hip-hop vit en Colombie, il vit à Bogota. Tu le sens, tu le respires, mais il n’est pas médiatisé.

Du coup, c’est quoi ton point de vue sur la nouvelle scène, je pense à des mecs comme Askoman Mc Kno, Samurai… Ils sont en plein développement. Ils sont en train de vivre ce que vivait la Cliqua il y a vingt ans.

C’est une mouvance dont tu es proche ? Je pense notamment à ce que tu as pu vivre avec Tres Coronas ? Avec Tres Coronas, on a ouvert beaucoup de chemin dans le rap latino et dans le rap colombien. Aujourd’hui, il y a la relève et on attend d‘être surpris par eux, qu’ils arrivent avec des propositions intéressantes, novatrices et pas seulement du boom bap et des choses déjà entendues.

Tu penses que le hip-hop contribue à faire évoluer la situation, le quotidien des ghettos de Bogota ? Exactement, je fais beaucoup d’ateliers en Colombie. Pendant une période j’aidais des communautés carcérales, parfois des communautés de ghetto. Je leur donnais des cours de maniement du diaphragme, de la voix, du micro et du business aussi. J’ai fait pas mal de cours mais c’est encore très difficile. Pour qu’un MC de ghetto puisse prétendre faire carrière dans le rap, c’est encore très difficile. Il faut vraiment qu’il soit très organisé et très bon.  Ce qui est vraiment intéressant en Colombie, c’est que tu peux voyager. Avant à Bogota, tu rencontrais que des gens de Bogota. La richesse de Bogota aujourd’hui, c’est que tu peux rencontrer des personnes de toutes les provinces de Colombie qui sont avec leur propre culture. Chaque province a ses folkores, ses percussions, ses traditions, ses habitudes, ses danses, ses coutumes et ça, c’est une super richesse.

Et quel serait ton quartier préféré de Bogota ? J’aime beaucoup le centre ville. C’est là où il y a les communautés afros, c’est là où il y a les Indiens, c’est là où il y a le marché. C’est l’ancien Bogota où il y a un côté bohème, littéraire avec, bien sûr, beaucoup de musiciens.

Comment est-ce que tu vis en tant qu’individu, en tant que personne, le fait que ta musique, tes textes soutiennent des milliers de jeunes de ghetto ? Quand j’écris un morceau, je pense pas : « Je vais faire un morceau ». Je l’écris parce que j’ai un sentiment profond, parce que c’est un besoin, une nécessité. Pas une nécessité économique, une nécessité parce que j’ai le don pour pouvoir exprimer des choses. À un moment, il faut faire une pause dans la vie et cette pause me permet d’analyser ce qu’il se passe. Cela me permet d’écrire, de chanter. J’en ai besoin. Comme la chanson vient d’une nécessité, forcément, il y a des gens qui ressentent cette sincérité et ça se reflète avec ce que je dis parce que c’est similaire à ce qu’eux aussi vivent. Je me pose pas la question : « À qui ça va plaire ? » Je fais le morceau seulement parce qu’il nait d’une émotion, d’un sentiment parfois bon, parfois mauvais. D’une peine, d’un amour, d’une joie. Les gens ressentent cette énergie dans ma musique parce que j’essaye de me rapprocher le plus possible de la vérité dans ma musique. Je pense que quand tu fais quelque chose de vrai, ça touche directement un public. Tu n’as pas besoin des radios, des télés, ça touche un public d’intéressés parce qu’ils se reflètent dans ce que tu dis. Après si tu as la chance de pouvoir le médiatiser, il peut toucher plus de gens. Il faut être sincère ?

Pour finir, qu’est-ce que t’écoutes en ce moment ? Beaucoup de choses. De la musique cubaine. Un groupe qui s’appelle Henrencia E Timbiqui, un groupe de la côte pacifique colombienne. Beaucoup de rap aussi. Dernièrement j’écoutais le dernier Drake, le dernier morceau d’Ace Wood. L’album de Joey Bada$$. Beaucoup de salsa, de musique folkorique, de musique africaine…

– Propos recueillis par Jérémie Barral
Photos : J.B.