C’est connu de tous : le pastis viendrait de Marseille. Sauf que, guidé par les recherches d’Abdelhak El Mostain, professeur à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, on vous explique pourquoi ce n’est pas si simple et pourquoi la Haute-Saône, voire la Bourgogne-Franche-Comté, tient un rôle prépondérant dans l’histoire du petit jaune.

Commençons par l’histoire officielle. Celle qui est racontée dans les livres d’histoire, sur le site internet de Ricard ou sur Wikipédia (il est important pour un journaliste de soigner ses sources). Si l’on s’y réfère, tout commence en 1932. À cette date, Paul Ricard, un jeune commercial marseillais de 23 ans, met au point une recette à base d’anis vert, d’anis étoilé et de réglisse. La boisson portera son nom et son slogan « Ricard, le vrai pastis de Marseille » signe la première apparition officielle du terme « Pastis ». Ce mot vient du provençal qui signifie « mélange ». À ce stade, difficile de faire plus ancré dans le sud. Et d’ailleurs, aujourd’hui quand on évoque le pastis, notre imaginaire nous entraîne sur le Vieux-Port. On se voit, vêtu d’un marcel blanc et d’un bob Ricard, se tourner vers son camarade bouliste pour lui demander (avec l’accent) : « Alors ? Tu tires ou tu pointes ? ». Le succès de la recette est immédiat et ne fera que s’accroître pour être aujourd’hui l’apéritif le plus consommé en France. Il s’en écoule des millions de litres par an et la bouteille de Ricard d’un litre est la référence la plus achetée en France dans les grandes et moyennes surfaces (sur la base du chiffre d’affaires, ndlr). Bon, l’idée n’est pas de venir entacher cette success story.

À Sparse, on aime les self-made men et les winners. Donc félicitations Monsieur Ricard. Mais il se trouve que lorsque l’on a entendu ça : « La Haute-Saône a un grand rôle, si ce n’est le rôle principal dans l’histoire du pastis », on a eu envie de creuser un peu.C ette thèse est défendue par Abdelhak El Mostain, enseignant en économie-gestion à l’IUT du Creusot, docteur en histoire économique et sociale et en épistémologie, histoire des sciences et des techniques. Pour un seul homme, c’est propre. Avant cela, il était enseignant dans une Maison Familiale et Rurale à Fougerolles, en Haute-Saône, poste qu’il a occupé pendant 12 ans. Il donnait des cours pour un BTS technico-commercial spécialisé dans l’alimentaire. Cela l’a amené à travailler avec les acteurs locaux et donc forcément, au pays du Kirsch, avec des distillateurs. Mais c’est à un autre alcool qu’il va consacrer plusieurs années de sa vie : l’absinthe. Et d’ailleurs, ce n’est pas fini. Il nous avouera même en rigolant « ma femme n’en peut plus, j’ai tellement travaillé dessus! » et, lors de notre rencontre chez lui, lorsque l’on croise son fils et qu’il lui demande « à ton avis on a parlé de quoi ? », aucune hésitation : « d’absinthe ! ». Pour lui, « l’évènement déclencheur, c’est en 2012, la Suisse, le canton de Neuchâtel, plus exactement Couvay, avait le projet de déposer une demande de labellisation pour avoir le monopole de l’utilisation de l’absinthe».

Pourtant, l’absinthe a également un lien avec l’histoire de la Haute-Saône et notamment Fougerolles. Pour pouvoir démonter cela et répondre à l’assaut helvétique, la ville sollicite Abdelhak pour crédibiliser son patrimoine culturel à travers des travaux universitaires. En coopération avec l’écomusée du pays de la cerise, il se lance dans la préparation d’une thèse (« L’industrie de la distillation des alcools de bouche à Fougerolles de 1839 à 1940. Capacité de résistance et dynamique socioéconomique des firmes familiales et rurales »), qu’il soutiendra le 27 avril 2017. « Et c’est à ce moment-là que j’ai découvert l’histoire de l’absinthe et de ce qu’on appelait à l’époque ‘liqueur anisée’, il n’y avait pas encore le mot pastis ». En effet, si l’on remonte un peu dans le temps, notre chercheur nous apprend que l’histoire du pastis est étroitement liée à celle de l’absinthe. Cette dernière a connu des hauts et des bas dans la législation française. Ce n’est d’ailleurs que récemment, en décembre 2010, que la vente en France sous la dénomination « absinthe » est de nouveau autorisée, après avoir été interdite en 1915. La liqueur était accusée (à tort ?) de provoquer convulsions et démence. Bienvenue dans L’Assommoir de Zola. Les recherches d’Abdelhak le mènent dans les années 1850. À cette époque, « il y a eu une crise, qu’on appelait crise de phylloxera, qui a ravagé le vignoble français. La production du vin a chuté. Or, une partie de l’excédent était distillée en alcool qui servait à la production d’alcool fort, dont l’absinthe. » Sauf que les industriels d’alcool fort s’en sortent et réussissent à trouver un substitut en distillant de la betterave. En plus de ne plus être dépendants de la production des vignes, l’utilisation de la betterave a permis de faire chuter le coût de production de l’absinthe car beaucoup moins cher. Au final, jusqu’à la fin du 19ème siècle, on trouve de l’absinthe dans tous les cafés et un verre d’absinthe devient moins cher qu’un verre de vin, « tout le monde commençait à boire de l’absinthe ».

Mais nous sommes en France, la patrie du vin. Les lobbies se mettent en route, viticulteurs, hommes politiques, médecins. « Ils ont réussi à mettre dans la tête des gens : il y a le vin et il y a l’alcool. Comme si le vin n’était pas de l’alcool. » Et d’ailleurs, on peut noter que ce débat est toujours d’actualité puisque, le 16 janvier dernier, Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture, déclarait : « le vin n’est pas un alcool comme les autres. »L’absinthe, « alcool qui rend fou », est interdite en 1915. Mais avant cela, intervient un personnage.Le personnage clé de notre histoire : Abel Bresson. Ce fils de jardinier est né à Langres. Au début, Abel Bresson est négociant dans les eaux-de-vie et le kirsch. Rapidement, il souhaite produire ses propres alcools. Il s’installe en 1839 à Fougerolles et vu qu’il n’est pas un enfant du pays, Bresson s’associe à un notable, un certain Robelin. Jusqu’en 1855, il est l’unique fabricant d’absinthe à Fougerolles. En 1858, il implante une distillerie à Dijon, au 23 rue Audra. Après enquête approfondie de notre part (une balade dans la rue), il se trouve que ce numéro n’existe plus. Abdelhak envisage donc de fouiller dans les archives pour voir si l’architecture des bâtiments est restée intacte. Affaire à suivre. D’autres distilleries de la famille Bresson verront le jour en Côte-d’Or, c’est notamment le cas à Genlis, Bretennière ou encore Longeault. « Quand on parle de Bourgogne-Franche-Comté, là on est déjà dans les prémices de cette grande région ! » Mais Abel Bresson n’est pas qu’un précurseur en géopolitique régionale, « dès les années 1870, il a relevé la réticence des pouvoirs publics vis-à-vis de l’absinthe. Et il a travaillé sur un substitut, un assimilé à l’absinthe et il a inventé au milieu des années 1870, une boisson qu’il a appelée ‘Bressonide’. Elle ressemble à l’absinthe mais il n’y a aucune feuille d’absinthe dedans ». Ainsi, en 1870, on peut lire sur une lettre qu’il envoie à ses clients professionnels : « si on admet que ces herbages d’absinthe ont un principe hilarant, je ne fais l’emploi ni de grande ni de petite absinthe dans ma nouvelle fabrication. Pour simuler ses parfums, j’emploie des plantes apéritives stomachiques et calmantes pour satisfaire le palais du buveur d’absinthe en y substituant une boisson similaire sans avoir les principes condamnés par quelques médecins. Tel a été mon but en créant cette boisson que j’appellerai Bressonide ». C’est la naissance de la liqueur anisée… Pour Abdelhak : « c’est la plus ancienne liqueur anisée que nous avons pu répertorier en Haute-Saône » et, sans éléments prouvant le contraire, « c’est probablement la plus ancienne au niveau régional et national. Cette idée, je peux la défendre jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’on m’amène des documents de Marseille qui datent du 19ème siècle, antérieurs à ce que je propose ». Car, ce qui est indéniable, c’est que sur une frise chronologique, 1870 est placé avant 1932, date de sortie du pastis Ricard. Mais ils sont où… Mais ils sont où… Mais ils sont où les Marseillais ?

Justement, comment c’est arrivé à Marseille? Par un transfert (vol ?) de savoir-faire. Rapidement, grâce au succès de son breuvage, Abel Bresson va industrialiser la distillation et va installer des usines dans tout le pays, et notamment dans le sud. On retrouve ainsi des traces de l’implantation de sites de production à Marseille, Béziers ou encore Baucaire. Durant le 19ème siècle, Abel, mais aussi d’autres distillateurs fougerollais vont même répandre leur savoir-faire à l’international en participant à des salons ou des concours. « Ricard, c’est début des années 30. Il a bénéficié de tout le savoir-faire. À la fin des années 20, on est au top, il n’y a plus rien à inventer. Il a utilisé ce qui existait et il l’a fait connaître en lui donnant le soleil mais il a réussi à faire oublier l’origine du produit et il l’a assimilé à Marseille », balance Abdelhak El Mostain. Après avoir été leader national sur le marché des apéritifs et digestifs au début du 20ème siècle, aujourd’hui la marque Bresson est tombée dans l’oubli, faute à des héritiers moins glorieux. « On dit toujours que le premier crée, le deuxième développe et le troisième dilapide ». Et ce fut effectivement le cas puisqu’à partir de la troisième génération, la famille se déchire et se dispute l’héritage. Et c’est ainsi qu’en 1990, les établissements Bresson furent revendus à l’entreprise Marie-Brizard qui a utilisé l’outil de production pour faire… des sirops. Tristesse absolue. Et en 1995, la marque Abel Bresson disparaît. Fin de l’histoire ? Non. À la manière d’un film hollywoodien, Abdelhak nous réserve une happy-end. La marque ayant officiellement disparu des registres, « on a pu déposer la marque Abel Bresson » et en s’associant avec la distillerie Devoille à Fougerolles, ils ont relancé une absinthe à ce nom (attention elle tape à 72°, c’est à vos risques et périls). Et « notre idée maintenant c’est de ressusciter la Bressonide ». Pour cela, il va falloir se lancer dans un travail de détective, analyser les bilans, les correspondances avec les fournisseurs pour être en mesure de déterminer la recette. On attend ça avec impatience et on est prêt à délaisser le Ricard (mais pas le Pontarlier). Un Ricard sinon… une Bressonide !

  • Matthieu Fort, en Haute-Saône / Illustrations : Yannick Grossetête

Article extrait du numéro 28 du magazine Sparse (septembre 2019)