Bachar Mar-Khalifé pourrait facilement être qualifié d’artiste insaisissable ; entre musique électronique, traditionnelle, formation classique, musique de film, on peut dire que le génie libanais aime surprendre son auditeur. Nous on a eu l’occasion de l’attraper au vol, pendant le FIMU à Belfort, pour en savoir un peu plus sur lui, sa façon de voir la musique, de la composer. Tout ça loin des standards et des gens bien comme il faut…
Quand on regarde ton parcours et quand on regarde les valeurs prônées par le FIMU, on comprend que te choisir comme parrain c’est plutôt une évidence. C’est un festival que tu connaissais avant ? Comment s’est passé ton intronisation ?
Non je ne connaissais pas le FIMU, ils sont venus vers moi l’année dernière parce qu’ils ont un parrain chaque année et qu’ils voulaient faire un focus sur le Liban. Pour moi c’était une évidence d’accepter parce que c’était l’occasion de sélectionner des groupes libanais pour qu’ils puissent présenter leur musique lors du festival. C’est quelque chose qui me tient toujours à cœur, tout ce qui est en rapport avec le Liban. J’ai découvert le FIMU au fur et à mesure des rencontres avec les équipes. On a participé au festival Beyrouth and Beyond, qui est un festival qui a bientôt 10 ans et qui travaille avec des talents libanais. Lors de ce festival j’ai pu sélectionner quelques groupes avec qui j’ai passé du temps en résidence au Moloco. On a préparé un concert exclusif pour dimanche, que l’on va jouer sur la scène de l’arsenal, ici à Belfort.
D’ailleurs le répertoire que tu vas jouer ressemble à quoi ? Parce qu’on sait que tu es un peu insaisissable en termes de style, on a l’impression que tu aimes évoluer dans plein de trucs que ce soit la musique traditionnelle, électronique, la musique de film, etc. Est-ce qu’il y a un fil conducteur que vous avez tiré ou vous vous êtes laissés prendre par le moment, par la rencontre ?
Le fil conducteur je crois que c’est la rencontre, l’énergie que chacun met dans son propre projet, sa propre vision de la musique, c’est-à-dire tous les gens qui sont là sur scène ils ont la musique comme point central dans leur vie et ça, c’est déjà un fil conducteur qui, pour moi, est primordial. Si je partage la scène avec quelqu’un c’est parce que cette personne-là y met tout son cœur, toute sa sincérité, toute son énergie. Pour moi ça c’est le point central le plus important. Le reste, les instruments, le répertoire, les esthétiques, je crois qu’il ne faut pas trop s’enquiquiner avec ces choses-là…
Lors de la sélection du FIMU, j’ai été marqué par le nombre d’artistes libanais qui réalisaient des musiques cinématographiques voire savantes ou contemporaines, c’est une scène libanaise que tu voulais mettre en avant ?
Non parce que je n’ai pas choisi les groupes en fonction de leurs esthétiques mais juste via mon impression première : Est-ce que ça me touche ou pas ? Mais je crois qu’au Liban aujourd’hui il y a une scène expérimentale, underground, bruitiste, contemporaine, très avant-gardiste. Peut-être que l’environnement chaotique y est pour beaucoup et que l’art permet d’exprimer, sortir des choses qu’on ne peut pas sortir ailleurs dans la société. Peut-être qu’il y a un lien et il y a sûrement des sociologues ou ethnomusicologues qui pourraient s’intéresser à ce genre de parallèles mais en tout cas c’est vraiment quelque chose qui me touche particulièrement puisqu’en général si on fait cette musique-là c’est qu’on est peu influençable.
Comme t’as une palette musicale très large, j’étais curieux d’en savoir un peu plus sur tes influences. C’était quoi tes cassettes et tes CD deux titres que t’écoutais jeune ? Parce que je sais que tu as un parcours académique très sérieux. Est-ce qu’il y avait de la place pour cette culture pop à côté ?
En rentrant du conservatoire je n’écoutais pas Mozart ça c’est sûr ! Le cursus au conservatoire est assez sérieux comme tu dis et très fourni donc on a beaucoup de cours de solfège, d’analyse, de chant, d’orchestre, plus les cours d’instruments, les cours de musique de chambre… On écoute beaucoup de musique mais ça laisse aussi beaucoup de places en rentrant à la maison pour écouter d’autres choses. Mes premiers goûts musicaux naissent à mon arrivée en France, c’est-à-dire fin 89 ; le début du hip-hop, Mc Solaar, un des premiers albums que j’ai acheté, et aussi Nirvana parce que c’était un groupe qui était beaucoup écouté au Liban à cette époque. Cette violence enfouie qu’on avait besoin d’exprimer, pas seulement au Liban, c’était assez planétaire à l’époque. L’énergie, ce cri intérieur, ça, c’est quelque chose qui me touchait déjà beaucoup à l’époque et encore aujourd’hui. Mais j’étais aussi au contact des choses que ma génération écoutait. Il y avait Michael Jackson évidemment, l’album Dangerous à l’époque, et par la suite je me suis ouvert à des musiques qu’on n’écoute pas tout seul. Nirvana tout ça j’écoutais tout seul, le rap américain aussi.
C’est marrant tu parles de rap, tu as parlé de Mc Solaar, t’as bossé avec Kery James (rappeur et membre du groupe Ideal J, formation légendaire des premières heures du rap français NDLR). Ça t’a fait quoi de bosser avec un mec qui a été un des pionniers du rap français ? Ça a été intimidant pour toi ou tu t’es vite détaché de ce truc-là ?
C’était comme concrétiser un amour de jeunesse. Avec lui qui est vraiment la sincérité et l’engagement incarné dans le rap, c’était intimidant au départ et très enrichissant parce que c’était un milieu que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais côtoyé. C’était la seule case que je n’avais pas encore cochée. Son rapport à l’écriture était très impressionnant parce qu’il écrivait très rapidement sur son carnet et il allait tout de suite poser le texte, et pareil son rapport à l’enregistrement au micro, tout était rapide et très juste dès la première prise et c’est peut-être la plus grande influence que j’ai gardée et préservée, c’est le fait que j’essaye en studio, de garder le premier jet même s’il peut comporter des défauts. J’essaye vraiment de le protéger parce que même si on a envie de refaire, on a envie de perfectionner, je me force à garder des choses imparfaites.
J’ai l’impression que c’est aussi symptomatique de l’époque, je lisais un bouquin sur NTM il n’y a pas très longtemps et ils expliquaient que comme les mecs payaient des sessions studio à l’heure, il fallait être efficace pour ne pas payer un bras. Du coup, les gars y allaient comme des mercenaires : ils avaient leurs textes, ils les préparaient, ils arrivaient dans la cabine et ils étaient obligés de tout défoncer en deux heures.
Oui mais justement tout ça, ça nourrit la réflexion sur la musique, l’enregistrement, l’industrie… Même si aujourd’hui on a beaucoup de moyens entre guillemets, c’est-à-dire des studios pas chers, pouvoir passer du temps, refaire plein de choses parce que la technologie a évolué, je crois qu’il ne faut pas oublier d’où ça vient. Il y a une certaine vérité à enregistrer quelque chose qui est tout de suite gravé. Une certaine vérité, une certaine force, il y a quelque chose à préserver là-dedans. Évidemment il y a des gens qui passent 3 ans à peaufiner tel ou tel son et c’est très bien pour leur esthétique et c’est formidable mais pour beaucoup de musiques il faut garder la sincérité.
Comment ça se passe pour toi ? Est-ce que t’as ton studio ou est-ce que t’as besoin d’un endroit particulier pour composer ? Je sais que tu as enregistré l’album On/off au Liban par exemple...
Je suis un compositeur chaotique. Je ne suis pas du tout le compositeur qui se lève le matin, qui a son bureau et qui écrit. Je ne suis plus compositeur. Je n’ai plus du tout ce luxe et j’ai cherché ça donc je l’assume de plus en plus. J’assume juste une période dans ma vie de me dire « ok ces 15 prochains jours je pars là-bas quel que soit l’endroit, et je ne fais plus rien d’autre : je suis musicien à ce moment-là ». Et musicien pas réfléchi. J’accueille un peu tout ce que peut m’apporter ce moment là et ce n’est pas de tout repos. Il y a un rapport à la perdition, à l’inconfort aussi. Finalement, il y a toujours quelque chose qui va émerger de ça. Je ne sais pas si physiquement je pourrais reproduire ça. Je crois qu’il y a beaucoup mieux à faire mais tant que j’ai l’énergie de faire ça, je le fais. Je crois que c’est aussi beaucoup par paresse. J’ai un rapport à la paresse qui est poussé à l’extrême.
Si je comprends bien, tu t’accordes des plages ou tu fais « que de l’enregistrement » tandis que le reste du temps tu ne touches pas à l’instrument ?
Soit je suis en tournée et je touche à l’instrument, soit je suis en studio et je touche à autre chose, soit je ne suis pas du tout musicien dans la vie. Je n’inclus plus la musique, ce n’est pas du tout un objectif. C’est toujours le résultat de quelque chose, d’un voyage, d’un projet, c’est le résultat de quelque chose. Et ce n’est pas quelque chose que je vais chercher c’est quelque chose que je subis. J’ai un besoin par exemple d’aller enregistrer telle ou telle chose, je vais la subir et je vais l’assumer je vais la porter mais je vais le faire jusqu’au bout. Je ne vais pas faire les choses à moitié.
Donc t’es l’inverse d’un concertiste qui va bosser son instrument tous les jours et qui va avoir une rigueur un peu stakhanoviste…
J’ai eu un rejet de ce mode de vie parce que trop travailler m’a beaucoup limité musicalement. Plus tu travailles, plus tu te connais, plus tu connais ton instrument, plus tu refais les mêmes choses et moins ça m’excite. Moins je travaille, plus je suis dans la difficulté, plus je vais aller puiser, plus je vais aller faire des choses que je n’aurais jamais découvertes si j’avais trop travaillé.
Du coup on pourrait dire que tu es un athlète de la musique. Le marathonien du dernier kilomètre ?
J’arriverais toujours au bout, ça c’est sûr, je ne me permettrai jamais d’arrêter en pleine course. Je préfère l’image du boxeur parce que tu te prends plein de coups et ça ne veut pas dire que tu as perdu, l’essentiel c’est de rester debout jusqu’au bout.
Propos recueilli par FLT // Photos : Nicolas Tambolini-Guillet