Il y a les métiers d’ombre, et les métiers de lumière. Céline Bozon fait partie des techniciennes qui ont œuvré à ce qu’Isabelle Huppert, Laure Calamy ou encore Emmanuelle Devos fassent corps avec la caméra. On a discuté avec cette cheffe opératrice et photographe bien rodée lors du festival qui est consacré à son métier, Chef Op’ en Lumière, à Chalon-Sur-Saône, qui se terminera dimanche 5 mars (t’as encore le temps d’y aller).

Tu préfères qu’on t’appelle cheffe opératrice ou directrice de la photographie ?

J’aime bien opératrice, je trouve ça plus sobre, y’a moins le côté rapport de force, de chef, tout ça. Directeur, je trouve que ça fait un peu directeur d’école. En général, quand je me présente, je dis opératrice. Après, dans les génériques, « image » je trouve ça bien.  

C’est encore un métier assez inconnu du grand public, comment tu expliques ce que tu fais ?

En deux mots, je m’occupe de la caméra et de la lumière sur les films de fiction. Sur du documentaire, c’est plus exclusivement le cadre, parce qu’il y a souvent peu de lumière. C’est un travail assez technique, y’a un aspect caméra/optique/lumière, et du matériel toujours en évolution. Et en même temps, c’est un métier de sensibilité, on travaille sur des histoires, sur des films, y’a un enjeu de rendre sensible ce qui est écrit sur le scénario.

Ton but, c’est de recréer la vision du réalisateur ou de la réalisatrice, t’as une place plutôt privilégiée avec le metteur en scène ?

Une fois que les préparations sont lancées, que les producteurs sont passés en amont, l’opérateur devient un interlocuteur privilégié. Déjà parce qu’il est là très tôt par rapport aux autres. Quand j’ai déjà travaillé avec un metteur en scène, je peux lire le scénario 2 à 3 ans avant que le film se fasse. Y’a des discussions qui se font très en amont, hors périodes de production, qui permettent de se faire des images et un imaginaire du film. Les rencontres avec les gens sont devenues plus importantes que la lecture du scénario. Parce qu’humainement, on sent qu’il y a des gens avec qui on peut avoir des points communs et d’autres où on se dit que ça va être plus difficile.

L’un des grands défis c’est de passer de projets en projets, de réalisateurs en réalisateurs, de visions en visions. Tu fais comment pour t’adapter à tout le monde ?

Ce qui est marrant, c’est qu’on devient un peu des animaux à force d’avoir vu pleins de méthodes à l’œuvre et d’avoir été aussi proche de ces gens. Ça vient avec l’expérience. Au début, c’est très difficile, on sait pas trop quoi regarder, on prend un peu tout ce qu’on nous dit, mais en fait il faut juste prendre quelques petites choses à droite à gauche, parce que sinon, on est dépassés par la quantité d’informations. Ce qui ne trompe pas c’est la manière de se déplacer dans l’espace. Quand je suis en repérage, je laisse toujours de la distance pour voir où les gens se placent physiquement, ce qui permet déjà de comprendre comment on va filmer. Après c’est sentir un rythme, une respiration presque. Quand je dis c’est animal, c’est sentir un peu tout ça.  

Ton travail fait de toi une technicienne, mais y’a aussi une part d’artistique, de sensibilité. Un opérateur ou une opératrice peut avoir une patte, un style ?

J’ai jamais vraiment cru au style d’un opérateur, parce que ceux qui en ont un et qui l’imposent à chaque fois, je trouve ça terriblement ennuyeux. Pour moi, c’est pas un style, c’est plutôt une forme de souplesse, c’est la finesse de comprendre l’autre, de s’immerger dans son propre regard. Je change à chaque film. Changer de metteur en scène, voire pour un même metteur en scène, changer de film, c’est changer d’univers, de sujet, d’acteurs. À partir du moment où tout bouge, l’image doit bouger avec. Donc je cherche à me fondre. Ça oblige à être très sensible, à comprendre et à transformer. Ce qu’est génial dans cet art qu’est le cinéma, c’est qu’il est collectif, c’est une personne qui lance une idée et on cherche tous quelque chose autour, mais on ne sait pas ce qu’on va trouver, et honnêtement, parfois, on ne trouve pas. C’est un film tous les 10 ans qu’on trouve. Mais quand on trouve, c’est sympa.

Comment tu sais que tu peux apporter ton image sur un film ? C’est un scénario qui te plaît, une personne ?

Je me suis souvent plantée en lisant des scénarios que je trouvais super, mais finalement où les metteurs en scène étaient décevants. Aujourd’hui, idéalement, je préfère rencontrer, que la personne me raconte ce qu’elle veut faire, et après je lis. Le scénario, c’est un peu traître, comme c’est de la littérature, y’a quelque chose de possiblement séduisant, mais la question de comment on le pense en cinéma est quand même très différente. Après, je vais souvent aller sur des scénarios plus fantastiques, où il y a enjeu sur une réalité qui n’est pas tout à fait la nôtre. Les scénarios sociaux, descriptifs, réalistes, m’ennuient profondément.

Et ta place dans l’industrie du cinéma, t’en as parlé dans le documentaire Pygmalionnes notamment, en tant que femme à responsabilités, ça a été compliqué d’asseoir une légitimité ?

Caroline Champetier et Agnès Godart sont les deux ainées et les deux modèles féminins qui m’ont montré que c’est possible pour moi de faire ce métier, parce que s’il n’y a que des mecs, c’est plus délicat de se projeter. Très honnêtement, au-delà de la féminité, c’est surtout ma jeunesse qui m’a value pas mal d’agressivité par les équipes. J’étais très jeune cheffe opératrice, dans un monde où il y avait une hiérarchie : d’abord tu es second, puis premier et au bout de 10/15 ans, on peut espérer être opérateur. Mon modèle là-dessus c’était encore une fois Éric Gautier, qui est devenu très vite chef opérateur. Le problème, c’est surtout la réalité : enfant, pas enfant, grossesse, ce genre de trucs très problématiques.

Ce prochain film, La Bête dans la Jungle, casting plutôt sympa, Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle et le corps à l’honneur… Tu t’es encore surprise sur ce film ?

Je me suis beaucoup surprise. Patrick m’a emmené très loin. Je pense que les bons metteurs en scène sont autant des directeurs d’acteurs que des directeurs d’équipes. Patrick met un climat de confiance et de liberté telle qu’on y va à fond, il y a zéro filtre, on prend des risques, ce qui est agréable, mais c’est aussi car on a pas d’argent. Tout est lié quelque part, ces risques tu les prends car il n’y a pas Gaumont qui te dit que ton film doit être comme ça, la production sait que y’a une chance sur deux que pas grand monde vienne voir ton film. Donc il n’y a pas de pression financière, et c’est là l’espace de liberté. Mais j’espère que les gens continueront d’aller en salle, car c’est un système avec une économie fragile : le CNC, le retour sur les billets, ça ne marche que si les gens vont en salle.  Moi, si je fais pas des films de comédie, des gros machins, ce que j’ai pas envie qu’on me dise quoi faire. C’est important cet espace de liberté que j’ai eu pour ce film.

Texte : Paul Dufour / Photos : Maxim Bruchet