Il y a 50 ans, naissait un des plus gros grabuges à Besançon. Les ouvriers et ouvrières de l’usine de montres LIP se révoltent après l’annonce de la fermeture de leur lieu de travail. Pour l’anniversaire de l’évènement et en ouverture du festival d’arts de rue Du Bitume et des Plumes à Besançon, le 29 septembre, une marche suivant les pas des manifestants s’est organisée. On a rencontré Céline Chatelain, circassienne et co-organisatrice de ce projet, nommé « Insaisissables ».

Ce projet est en ouverture du festival, c’est un écho à la marche des ouvriers de l’usine LIP à Besançon, tu peux nous rappeler cet évènement ?

La Grande Marche des 100 000 est intervenue au cœur de la lutte de LIP. La lutte a commencé aux alentours de mars 1973 et la marche est intervenue quand ils ont été éjectés de leur usine par les CRS. En septembre 1973, on est au cœur de la convergence des luttes car les LIP allaient beaucoup à l’extérieur de Besançon, ils allaient à Paris, dans le Larzac, à la sortie des usines pour faire de la pédagogie, pour expliquer le mouvement, pour lutter contre la désinformation concernant le mouvement. Cette marche est arrivée quand la convergence était à son maximum : il y avait des gens de partout, des Italiens, d’autres corps de métier… Et tout ça n’était pas une évidence, ils avaient peur de n’avoir que 3 000 à 4 000 personnes et il y a eu 100 000 personnes. Cette grande marche du 29 septembre s’est préparée dans la joie, la bonne humeur et le beau temps. Mais le jour J, il a plu des cordes. Donc c’est une marche qui a été faite sous des éléments déchaînés mais qui était très forte.

Aujourd’hui, quelle souvenir gardes-tu de cette manifestation ?

J’avais 3 ans et je vivais dans le Jura, donc j’ai pas énormément de souvenirs. Mais ce mouvement pose beaucoup de questions sur les principes d’autogestion, je suis dans une compagnie où l’on essaie d’avoir des prises de décisions de manière très horizontale, donc tu t’intéresses à ce genre d’expériences-là. Cela fait écho à des travaux d’éducation populaires qui sont assez fort.

Tu as été formé au théâtre de fait par Jacques Vingler et Jacques Fornier, figure du théâtre populaire, donc tout fait sens ?

Oui, tout ma génération a été bercée par ces deux figures et un théâtre éminemment collectif, accessible, populaire mais exigeant. Et le théâtre amateur qui fédère beaucoup, on y a été biberonné.

Vous qualifiez le projet comme « foutraque et anti-commémoratif, l’idée c’est que ce soit le gros bordel ?

Le « Bitume » nous a donné carte blanche avec Mathilde Roy qui est chorégraphe et danseuse dans la compagnie Muchmuche. Il y a beaucoup de commémorations de LIP à Besançon et nationalement cette année. Nous, on n’est pas spécialistes de la mémoire de LIP, même si on est baignés dedans, on n’est pas garantes de quoi que ce soit. Le côté « commémoration » nous gênait un peu, donc on s’est dit qu’on allait s’emparer de cette mémoire pour parler de comment on continue d’être en mouvement dans les luttes. On avait envie de se demander comment on continue à marcher en 2023, qui est une année super forte en termes de luttes :  Entre Sainte-Soline, les retraites, le convoi de l’eau et toutes les autres. On voulait marcher sur les pas de cette marche de 1973, on voulait apporter des petites précisions historiques mais pas en spécialistes et on tisse des ponts avec aujourd’hui.

Est-ce que, du coup, cette marche a un fil conducteur, une revendication précise ?

On veut un projet ouvert sur plein de luttes. On va marcher, et le public est invité à nous rejoindre dans 7 stations différentes. Ces 7 stations ont chacune un titre différent et énigmatique mais dans lequel on sait ce qu’on veut intégrer : on veut parler de convergence des luttes, de la place des femmes dans les luttes, de ce qu’est l’opinion publique et comment on la manipule. On veut parler de l’utopie et de ce que sont les rêves. Pourquoi on transforme les utopies en dystopies et qu’on ne les dissocie pas. On a aussi une station autour de la pluie, pour voir comment on avance même quand les éléments sont contre nous. Notre dernière station se concentre sur notre corps politique. Avec Mathilde on a donné une ossature au projet et après on a une équipe artistique de 12 personnes de tout horizon qui va venir s’emparer de ça. Le pari est de faire converger les disciplines avec des circassiens, des musiciens, des comédiennes. Chacun et chacune arrive avec son bagage et on fait le pari qu’on pourra mettre au service toute leur palette de jeu. Ce sont des gens qui sont habitués à travailler dans l’espace public, dans l’urgence et qui aime ça, des interprètes qui aiment l’inconnu.

On veut parler de convergence des luttes, de la place des femmes dans les luttes, de ce qu’est l’opinion publique et comment on la manipule

On entend beaucoup cette expression, convergence des luttes. Ce projet répond à une difficulté de faire ensemble en politique et en termes de revendication ?

C’est un gros débat au sein des compagnies et du milieu culturel de comment s’intégrer aux luttes. On a envie de questionner cette chose-là, donc on n’a pas la réponse. Mais personnellement, fin août, je suis allée avec Le soulèvement de la terre pour le convoi de l’eau et j’ai senti qu’au niveau de la convergence il se passait quelque chose. C’était un terme que je remettais en question, car quand on a des luttes la question de l’ouvrir est compliquée. Mais dans cette manifestation pour un commun, mais où chacun peut apporter son outil, son apport, tous les débats s’ouvrent. Et ça questionne la manière dont on se parle, on communique, on s’informe.

Donc le projet est lié à LIP pour apporter cette valeur patrimoniale et de mémoire commune mais s’ouvre sur autre chose ?

Exactement. L’aspect patrimonial peut paraître figé et donc on a voulu s’écarter de l’aspect commémoratif, historique et visite guidée. Parce que si le souvenir se fige, il tombe soit dans un idéal, soit dans quelque chose de négatif mais reste immobile. Alors que cet évènement est encore vivement questionné, engage encore des débats, donc on voulait une mémoire encore active.

Texte : Paul Dufour // Photos : DR