Dans le game depuis 2015, avec notamment un premier disque, Léviathan, très remarqué, Flavien Berger a su se caler tranquillement dans le paysage musical français. Comme un jeu de piste, il alterne ce qu’il appelle ses « gros » albums et des productions qui sortent des sentiers battus. C’est le cas avec son nouveau Contrebande 02.le disque de l’été. Un disque estival qui sort en hiver et une bonne raison d’aller le checker avant son concert à La Rodia, pour parler musique, torchons et savons.

On est là aujourd’hui parce que tu vas sortir un album qui s’appelle Contrebande 02. le disque de l’été, avec une superbe temporalité en février…

On s’en fout de quand sort le disque, nous on le sort en février mais dans deux ou trois ans on saura plus quand il est sorti, il restera dans une temporalité du disque de l’été. Le jeu c’est de sortir un album un an après l’album studio. Après mon 1er album, Léviathan, j’ai sorti Contrebande 1, qui s’appelait le disque de Noël, qui n’est pas sorti à Noël. Et 1 an après Contretemps, mon 2ème album, j’ai sorti Radio Contretemps, qui était une espèce de contre-album.

Ça veut dire que contrairement à l’album studio, t’es sur une production plus homemade ?

C’est la même chose, c’est juste le jeu de la communication. Quand je fais ces albums studios, qu’on peut appeler les gros albums, je mets beaucoup de temps à les faire, j’accumule beaucoup de matière. Donc dedans y’a des choses qui n’ont pas leur place dans ces disques là, mais qui ont quand même un ADN pour être écouté. Mais c’est pas des faces B ni des chutes, c’est juste une autre histoire en fait. Souvent dans un disque j’avance avec pleins de morceaux en même temps, pleins d’histoires synchrones. Et il y en a qui n’ont pas de places dans le disque, sinon il est trop bavard, sinon il raconte trop de choses.

Pour moi Jul c’est ça, c’est la musique française, une perte de groove et un truc qui a inspiré d’autres pays en Europe

Dans Plongereuse, tu montres une serviette de toilette Wu-Tang Clan et y’a une dimension un peu plus hip-hop dans ce disque. Est-ce que tu peux me parler de comment tu es tombé dans le rap ?

C’est forcément infusé, le hip-hop c’est la première musique que j’ai écouté, pour moi c’est une culture. C’est la musique que les gens écoutaient autour de moi, dans mon quartier, dans laquelle j’ai grandi. Le précurseur de ça, chez moi, c’est mon grand frère. Il baignait vraiment dans le milieu du début du hip-hop : les premières platines, le beatbox, les bacs à vinyles et les DJ. Donc j’avais déjà une espèce de décorticage de musique alors que j’étais enfant, c’est assez didactique le hip-hop, pour un enfant de 6 ans c’est cool de se dire “ah ouais ça c’est la voix et ça c’est l’instru”. Ça a continué avec les cassettes de hip-hop, les CD, adolescent j’achetais souvent des magazines de jeux vidéos et de rap français.

Du coup t’es plus rap français ? Rap US ? Rap conscient ? Gangsta rap ?

Tous. Tout ça, à l’époque y’avait déjà cette idée du rap commercial et en même temps j’étais fan de l’album The Chronic de Dr.Dre. J’écoutais beaucoup Skyrock, et une radio à Paris qui s’appelait Générations 88.2. J’avais des cassettes audio où j’enregistrais des freestyles, mais moi j’suis trop bourgeois pour faire du rap.

Justement, tu penses pas que c’est un truc de notre génération, où nous on avait pas le droit de faire du rap, fin des années 90 début 2000, justement à cause de ce côté blanc bec bourgeois et que maintenant c’est ok ?

Nan c’est toujours pas ok, moi je trouve que les blancs becs bourgeois ils devraient pas faire de rap. C’est une culture qui appartient à une minorité, même si aujourd’hui c’est la pop mondiale. En fait les blancs ils pensent qu’ils peuvent tout faire, et tout prendre, alors que non.

Appropriation culturelle ? 

C’est le mot qui est utilisé, mais c’est même pire que ça, c’est se sentir légitime juste parce qu’on peut le faire. J’ai pas du tout envie d’annuler la carrière des rappeurs blancs, c’est juste que j’ai toujours eu un grincement genre “c’est pas parce que je peux le faire, c’est pas parce que j’peux être bon que je vais m’approprier ça”. Après, sans le rap j’aurais pas écrit de texte, j’me serais pas senti la liberté de faire des rimes avec les jeux de mots que j’entendais des rappeurs français. C’est vivifiant, en fait c’est un terrain de liberté, mais qui reste privé.

Et quand j’ai commencé à écouter d’autres musiques que du rap, de la dance ou même de la chanson française, du Gainsbourg, du Brigitte Fontaine, j’me suis dit “ah ouais en fait c’est du rap aussi, mais juste pas avec une culture qui ne m’appartient pas” tu vois. Donc ouais c’est  un peu radical mais toutes les lectures politiques et philosophiques que je fais vont dans ce sens là. La serviette Wu-Tang Clan c’est un artefact de ça, c’est devenu un objet de consommation, de culture populaire. Le symbole de ça, c’est que le Wu-Tang Clan, aujourd’hui, ça peut être des serviettes de bain, même si au début c’était des gars dans une chambre, dans une cave, dans une MJC, qui ont révolutionné la musique à un moment.

Tu vois comment l’évolution du rap, la sur-démocratisation ? T’as pas ce côté nostalgique du “c’était mieux avant » ?

Non, pas du tout, c’est pas possible parce qu’on peut pas faire éternellement la même chose. Perso j’suis émerveillé par Jul, pour moi, il fait la musique française d’aujourd’hui. Et c’est difficile de la qualifier : elle est matinée de pleins de choses mondiales et s’inspire de tellement de styles. Pour moi Jul c’est ça, c’est la musique française, une perte de groove et un truc qui a inspiré d’autres pays en Europe. Pourtant c’est très culturel, ce qu’il raconte c’est pareil que y’a 40 ans genre “moi j’prend pas de c, j’suis avec mes amis, faut pas me trahir…”, c’est classique mais c’est l’émancipation.

Si on reste sur la génèse de ta musique, sur ta page wiki, on lit que t’as commencé sur Music 2000 sur PS2, c’est vrai ?

Ouais, c’est carrément vrai que j’ai composé mes 1ères tracks sur ce jeu, Music 2000.

On est sur une espèce de techno bien dure ? Est-ce que c’est une autre facette de toi, de ta musique, de ce qui t’a plut, et ce qui aujourd’hui te fait faire de la musique électronique ?

Et ouais carrément, c’est hyper lié. Aujourd’hui j’vois pleins de gens se débrouiller, mais moi j’avais pas de sous, donc j’avais pas le “j’mets de l’argent de côté et je m’achète une machine”. Dans ma famille on faisait pas de musique, on en écoutait beaucoup mais y’avait pas de culture explicative des outils musicaux. Du coup la technique a été très floue jusqu’à mes 25 piges, et encore aujourd’hui y’a des trucs techniques que j’fais pas parce que ça m’fait peur. J’me suis un peu auto-saboté à mes débuts, peut-être par manque de curiosité et de débrouillardise. Et du coup je faisais de la musique avec les outils que j’avais, d’où le jeu Music 2000. Mon meilleur pote me l’a offert sur PS2 et c’est devenu un refuge, imagines un gamin de ses 10 à 15 ans qui s’enferme dans sa chambre et crée des trucs. Mais c’était chanmé, moi je samplais des CD, après j’ai capté que j’pouvais enregistrer des trucs, les graver sur CD chez mon pote, puis revenir. Alors que y’avait les MPC qui étaient milles fois plus simples. Je pense que si j’en avais eu une entre les doigts, j’ferais un autre type de musique aujourd’hui.

Ce qui définit ma musique, c’est que j’en suis le producteur.

Ta musique est assez protéiforme, y’a cet ADN électronique mais t’as plein d’influences diverses et variées. Tu définis comment ce que tu fais ?

Ce qui définit ma musique, c’est que j’en suis le producteur. Je fais des albums, et dedans y’a autant de chemins que de chansons. Donc y’a une dynamique entre des choses calmes quasi-ambiantes, vers des choses téchnoïdes plus dansantes où on s’oublie, la musique métronomique quoi. Je me définirais comme réalisateur de musique, mais je sais pas définir les styles, ça m’intéresse pas dans mon travail. C’est contradictoire vu que j’adore décortiquer, voir comment les styles de musiques quittent un genre pour aller vers un autre, à quel moment ça se passe, je kiff la musicologie. Mais concernant ma musique j’ai pas du tout cette exigence.

Tu la travailles comment ta musique ?

Je travaille pas en studio, ça me fait paniquer de me dire qu’on va claquer de l’argent pour être productif et qu’il faut absolument faire des trucs. J’ai plutôt une pratique d’atelier, j’ai une pièce chez moi où je travaille. Y’a des périodes, des trucs qui se déploient, d’autres qui attendent, ou qui sont rangés. Y’a des caisses avec des trucs dedans, que je sors, que je branche, c’est plus bricolo. J’fais de la musique sans vraiment savoir c’que ça va être. J’fais des systèmes où y’a des choses qui sortent, et ça fait des matières que je re-traite après, comme si j’étais quelqu’un d’autre dans la chaîne. Le morceau de Sapon par ex, y’a un sample dedans, en fait c’est des chansons à moi que j’ai re-samplé, comme si c’était des oldies.

D’ailleurs à propos de cette chanson, tu vends désormais des savons au merch‘, c’est l’influence Fincher avec Fight Club qui t’as fait faire ça ?

Non, franchement Fight club ça a pas hyper bien vieilli. Mais j’aime bien l’idée de prendre la graisse des liposucions pour la revendre après sous forme de savon et faire un circuit pour entuber les riches. Moi c’est plutôt bon enfant, c’est pour le merchandising. J’ai une eco-anxiété de ouf, c’est trop stressant pour moi. Au merch’, j’vend mes disques, mais c’est pas pareil ; et en fait le savon c’est mortel : c’est biodégradable, j’les fais moi, j’les vends que sur les lieux de concerts, c’est local aussi et utile. Donc voilà, moi c’est l’inverse de l’idée de Tyler Durden qui la met à l’envers aux gens.

Propos recueillis par Frank Le Tank // Photo de couverture : Émilie Fonteyne