Un blaze en hommage à un héros de lutte anti-esclavagiste en Guadeloupe, un blues fiévreux qui puise dans les rythmiques créoles et celles des brass bands de la Nouvelle-Orléans, des prestations live irrésistibles. Tels sont les ingrédients qui ont fait de Delgres une des valeurs sûres de la scène rock hexagonale depuis sept ans maintenant. Et autant de raisons de poser quelques questions au trio à l’occasion de son retour sur les routes en ce début d’année 2025.

Votre troisième album Promis Le Ciel est sorti il y a désormais presque un an. À sa sortie, la presse a beaucoup parlé de son côté plus apaisé, plus pop, plus éloigné de votre blues fiévreux originel. Un an après, comment le public appréhende cette nouvelle facette ?

Pascal Danaë (chant/guitare) : Ce qui est génial, c’est que maintenant, on a le recul non seulement sur cet album-là, mais on a surtout le recul sur nos trois albums. Entre le premier qui était très enraciné Bayou et le dernier qui est plus aérien, plus céleste, on a quand même des albums qui sont assez différents. Et même si le blues est un peu moins présent au sens musical maintenant, il l’est toujours dans les thèmes abordés. On aurait pu croire potentiellement que certains s’y reconnaîtraient moins, mais en fait pas du tout. En tournée, on retrouve un tas de gens qui nous voient pour la 15ème fois et c’est vraiment intéressant d’avoir le retour du public et de voir à quel point ils nous suivent dans notre démarche. Ils sentent qu’on n’est pas juste dans une démarche de reproduction musicale du blues, mais plus dans une démarche bel et bien d’aborder des thèmes humains et partager des valeurs, de vivre ensemble. Les gens sont là, avec nous, on va pouvoir continuer à faire de la belle route ensemble.

Vos trois albums sont liés aux éléments. Le premier à la terre et aux racines. Le second au feu et à la colère, le troisième à l’air et à l’apaisement. La suite logique pour le quatrième, c’est l’eau ?

Pascal : On a eu cette réflexion justement et on a remarqué, en fait, que l’eau est déjà toujours plus ou moins présente à travers les trois albums. Je dirais presque que c’est le liant de tous ces éléments-là. Parce que quand tu penses à Louis Delgres, ce qui s’est passé, il y a eu des gens qui ont été déportés, qui se sont retrouvés en Louisiane. Il y a toujours ce truc de bateau, de déplacement. En fait, c’est l’eau qui va favoriser le mouvement, le déplacement, la migration. Et ça, c’est quelque chose qui est un peu commun aux trois albums. Tu penses à une chanson comme La peine, par exemple, où tu vois vraiment les gens qui partent sur un bateau ou encore sur Mettre les voiles du dernier album. J’ai la sensation que l’eau est déjà présente chez nous.

Est-ce que vous vous sentez appartenir à une scène ou proche de certains groupes actuels ?

Pascal : Je dirais que le son de Delgres est assez unique, mais on se sent proches des groupes, qui comme nous, produisent cette espèce de transe. Parce que finalement, nous, quand on parle de blues, c’est presque plus de transe en fait qu’il s’agit. Moi, je dirais que, par exemple, dans la musique bretonne, il y a plein de trucs dans lesquels je me retrouve. Parce que justement, il y a cette espèce de truc qui vous emmène. À un moment donné, vous pouvez fermer les yeux, puis vous vous laissez porter, comme ça, par ces sons. Donc, oui, il y a pas mal de groupes avec qui on a des atomes crochus, finalement. Alors, ça peut être des trucs assez tradis, comme des groupes de blues touareg ou des trucs plus rock ou électroniques. Même de la musique baroque aussi, où il y a des bourdons, des sons qui résonnent. On se retrouve souvent là où il y a cette transe qui est le dénominateur commun.

Vous avez déclaré « On ne fait pas la musique qu’on aime, on fait la musique qu’on est ». Alors, quelle musique êtes-vous Delgres ?

Pascal : (rires) Ce qui compte pour nous, c’est continuer à exprimer notre liberté. La liberté d’explorer, de rencontrer des gens et d’expérimenter. C’est ça qui va nous faire vibrer et que l’on revendique. Nos albums sont des photographies de ce que l’on ressent, de ce que l’on a besoin de dire à un instant T. Est-ce que notre prochain album sera un truc électro complètement dément ou un truc acoustique totalement épuré ? La garantie, c’est que ce sera toujours nous. On va rester au plus près des thèmes qui nous touchent parce que le but, c’est liberté et sincérité. Quand on a enregistré Promis le ciel, c’était vraiment l’idée d’être nous, à ce moment-là, ici et maintenant, alors que les albums précédents faisaient plutôt référence à des pans de mon histoire personnelle qui se croisait avec la grande histoire nationale et internationale. Mais on était un peu dans le passé. La Guadeloupe, puis l’arrivée en France hexagonale. Là, cet album-là, c’est vraiment ici et maintenant. C’est plus une photo de nous et de ce qu’on ressent en tant que caisse de résonance de ce qu’il se passe dans le monde. Et de comment on arrive à rester toujours la main tendue et le poing levé. Mais plus la main tendue que le poing levé.

« Nos albums sont des photographies de ce que l’on ressent, de ce que l’on a besoin de dire à un instant T. »

Cette formule, elle résume assez bien vos textes, je trouve. La quête d’égalité et de justice y est omniprésente, mais sans jamais tomber dans la revendication vindicative. C’est un équilibre savamment entretenu ?

Pascal : On essaie juste d’être au plus près de qui on est. Je ne suis pas un militant, au sens où je ne vais pas forcément descendre dans la rue. On vit une époque où tout le monde est très en réaction. C’est très émotif. Il a dit ça, tiens, je vais tweeter ça … Ça va trop vite, en fait. Je suis très méfiant par rapport à ça. Je pense qu’on apprend plus en prenant un peu de recul et en étant plus proche de ce qu’on ressent vraiment avec son propre bagage plutôt que de suivre tel ou tel courant. Donc, oui, on a le souci de rester qui on est. On est d’abord des artistes. Donc, on va faire de la musique. Essayer de faire passer des messages à travers notre ressenti d’artistes et voilà. Il se trouve que parfois, ça va correspondre à des choses qui se passent dans le monde, dans l’actualité. Et parfois, ce sera différent. Mais je pense qu’on essaie surtout de rester artistes avant tout et de ne pas rentrer dans une parole, disons, engagée au sens politique. Nous, tout ce qu’on dit, c’est essayons de prendre de la hauteur, de respirer un grand coup et de réfléchir autrement. C’est justement parce que tout s’emballe qu’il faut mettre un gros coup sur le frein.

Delgres, c’est aussi ta quête d’identités, de racines. À travers ce récit personnel, il y a une histoire universelle qui se dessine. Est-ce que tu as eu des retours de fans, des récits de vie qu’on t’a témoignés ?

Pascal : Oui, beaucoup. C’est pour ça que c’est intéressant de faire les démarches soi-même en étant le plus sincère possible, en étant le plus proche de soi. Parce que c’est uniquement comme ça que ça rentre en résonance avec d’autres personnes et qu’elles se reconnaissent là-dedans. Indépendamment du style de tel album, de telle chanson, du français, du créole ou de l’anglais, c’est à ça qu’ils s’accrochent, à cette espèce de démarche où on reste en mouvement et sincères. C’est à cette boussole qu’on reste fidèle et qui, je crois, provoque l’adhésion à Delgres.

Un personnage comme Louis Delgres, il aurait des équivalents aujourd’hui ?

Pascal : En fait, il y en a plein. Il y en a des millions. Mais on ne les connaît pas forcément. Il y en a qui sont publics. Il y en a qui sont complètement anonymes. Et moi, ce sont plus les anonymes qui m’intéressent particulièrement. On en connaît tous, des Louis Delgres, des gens d’enfer. Il y en a autour de nous. Ils aident, ils luttent, restent positifs et ne baissent jamais les bras. Il faut savoir les remarquer parce qu’eux-mêmes, des fois, ne savent pas à quel point ils sont incroyables.

Delgres sera en concert au Moloco d’Audincourt le samedi 1er février 2025.

Texte : Picon Rabbane // Photos : Joe_Jeg