Une consommation consciente au gramme près contre les déchets et le gaspillage – c’est le concept des magasins en vrac. Que s’est-il passé pour qu’en Allemagne, ces magasins doivent fermer les uns après les autres ?

Des boîtes remplies de lentilles, de flocons d’avoine et de couscous s’empilent les unes à côté des autres dans le magasin en vrac Unverpackt, dans le centre-ville de Mayence, la capitale de Rhénanie-Palatinat. D’un simple geste, Julia Schütz ouvre la fermeture des distributeurs en plastique et fait pleuvoir la quantité souhaitée des flocons d’avoine dans son bocal vide. « Je viens depuis quatre ans de manière régulière ici », raconte la cliente fidèle. Les conteneurs sont pleins à ras bord, mais le magasin est vide. À l’exception de Julia, les clients manquent à l’appel.

Julia se souvient encore des moments où le magasin était bondé, avec des files d’attente les week-ends, surtout le samedi matin. « Je pouvais amener ma fille avec son petit panier et ses pots à remplir d’oursons en gélatine », raconte-elle en souriant.

Deux tiers de moins de client

Le magasin en vrac à Mayence existe depuis huit ans. Ses clients sont pour la plupart des voisins ou des étudiants. Actuellement, chaque semaine pourrait être la dernière. « Depuis le COVID-19, il y a eu une baisse de la clientèle continue », dit le propriétaire Abdelmajid Hamdaoui. Pour 100 clients par jour avant, il n’y en a plus que 30 maintenant. Cela fait deux tiers de moins. « Les gens ne viennent plus, ils sont paresseux. Ils nous ont tourné le dos pour acheter chez les discounters », dit-il d’un air agacé. Pour lui, y travailler, « ce n’est plus amusant ».

Le premier magasin en vrac en Allemagne a ouvert en 2014 à Kiel, au nord du pays. Un an plus tard, Berlin a suivi et a déclenché la trend. L’un après l’autre ils ont ouvert dans les grandes villes. « La phase haute avec le plus grand nombre des ouvertures était entre 2019 et 2020, on comptait environ 330 membres », explique Chrissi Holzmann de l’Association des magasins en vrac en Allemagne et propriétaire d’un magasin à Munich. En ce moment, l’Association compte 260 membres. « La tendance est en légère baisse », avoue-t-elle. 

Selon Abdelmajid, le vrac était autrefois peut-être « hipster et cool. Maintenant, venir avec ses propres bocaux les clients trouveraient ça compliqué ». En plus des prix plus élevés qu’au discounter… « Nous sommes dans le haut de gamme, non pas parce que c’est sans emballage, mais parce que nous avons décidé de vendre des produits régionaux, de qualité bio et issus du commerce équitable », explique Chrissi. La philosophie des magasins en vrac n’était pas seulement de réduire les déchets, mais aussi de préserver les ressources.

Autre « problème » : Les clients se plaignent qu’il n’y a pas de parking à proximité. « Notre magasin n’est pas fait pour des gens qui veulent arriver avec leur Porsche jusqu’à la porte d’entrée »

« On ne peut évidemment pas comparer les prix d’un chocolat chez nous avec un chocolat du discount », dit Abdelmajid. Cependant, même pendant l’inflation, son magasin n’a pas augmenté les prix pour ne pas perdre encore plus des clients. Autre « problème » : Les clients se plaignent qu’il n’y a pas de parking à proximité. « Notre magasin n’est pas fait pour des gens qui veulent arriver avec leur Porsche jusqu’à la porte d’entrée », dit-il. Si cela continue comme ça, Abdelmajid est sûr : « Le magasin en vrac de Mayence sera bientôt de l’histoire ancienne ».

Julia Schütz n’a pas besoin de venir en voiture. « C’est à trois minutes à pied, je n’ai qu’à traverser la rue », dit-elle. Et même pendant la pandémie, elle et son mari, ont eu la chance de rester financièrement stables. « Il y a toujours eu des phases où cela ne rentrait pas dans ma vie quotidienne de venir ici à cause de mes enfants. Mais nous sommes dans une situation financière qui fait que nous pouvons ne pas regarder les prix. »

« Il faut aussi pouvoir se permettre cet idéalisme et ces prix. Mais c’est une erreur du système, pas des magasins en vrac »

La question de la priorité

Selon Chrissi de l’Association des magasins en vrac, il y a beaucoup d’idéalisme dans la philosophie des magasins en vrac. « Il faut aussi pouvoir se permettre cet idéalisme et ces prix. Mais c’est une erreur du système, pas des magasins en vrac », dit-elle. À la fin, c’est une question de priorité.  « Beaucoup de gens ont d’autres priorités en ce moment que de s’engager contre la crise du plastique », dit Chrissi.

À 40 kilomètres de Mayence se trouve le magasin en vrac de Rebecca Koss qui est en coopération avec celui de Mayence. « On s’échange, on commande ensemble. Ce n’est jamais de la concurrence », dit Rebecca. Avec son mari, la jeune femme a ouvert le magasin en vrac il y a deux ans à Nieder-Olm, une petite ville près de l’autoroute dans la région de Rhénanie-Palatinat.

« Beaucoup de gens ont d’autres priorités en ce moment que de s’engager contre la crise du plastique »

L’idée du couple est venue après une expérience originale il y a quatre ans : pour une émission de télé allemande, la famille Koss a testé de vivre quatre semaines sans plastique pour voir combien de microplastique se trouvait dans leurs corps après. Résultat : jusqu’à 80% en moins de plastique. « On était choqué. Alors on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose dans la région », raconte la sociologue diplômée. Deux ans plus tard, ils avaient ouvert Unverpackt Rheinhessen.

Comme le magasin se trouve à la campagne, Rebecca peut offrir des œufs bio et des pommes de terre des agriculteurs locaux. Sur une étagère à côté de la caisse s’entassent des pains fraîchement cuits. « Ils sont encore chauds », dit Rebecca. Même les graines de courge dans le pain viennent d’un agriculteur d’à côté. Ce jeudi matin, le magasin est plein de clients. Agnes et Jürgen Ferentz, la soixantaine, sont en train de boire un café dans un fauteuil de plage en face du magasin. Le couple vient de la ville de Bad Kreuznach, à 30 minutes en voiture. Une fois par mois, ils viennent dans le magasin de Rebecca pour faire leurs courses.

« Même si tu vas dans un supermarché bio normal, tout est couvert avec du plastique. Si on continue comme ça, on ne va rien changer pour la planète »

« Notre magasin en vrac à Bad Kreuznach a dû fermer », raconte Agnes. Elle adore l’expérience en vrac. « Même si tu vas dans un supermarché bio normal, tout est couvert avec du plastique. Si on continue comme ça, on ne va rien changer pour la planète », dit-elle. Cependant le couple souhaite une solution plus accessible pour tout le monde. « Ça devrait être normal en Allemagne d’avoir un endroit séparé dans les supermarchés avec des produits en vrac », dit Jürgen.

« Nous étions à deux doigts de la rupture »

Actuellement, jusqu’à 40 clients viennent par jour au magasin de Rebecca, la plupart viennent avant midi. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Elle vient de réouvrir son magasin dans la rue Pariser Strasse il y a quelques semaines. « Nous étions à deux doigts de la rupture », raconte Rebecca. Les nombreux modèles de l’État fédéral sur la manière de stocker les produits ne facilitent pas les choses.

« Les gens préfèrent ce que l’on appelle le « one stop shopping » : Là où il y avait autrefois un boucher, un magasin de vêtements, une librairie et un marchand de légumes, on trouve tout dans un grand magasin comme Real – nourriture, hygiène, livres, vêtements », explique Chrissi. 

Beaucoup d’autres magasins en vrac n’ont pas eu cette chance. Dans l’Association nationale des magasins en vrac, on observe plusieurs raisons de l’augmentation actuelle des fermetures. « Les gens préfèrent ce que l’on appelle le « one stop shopping » : Là où il y avait autrefois un boucher, un magasin de vêtements, une librairie et un marchand de légumes, on trouve tout dans un grand magasin comme Real – nourriture, hygiène, livres, vêtements », explique Chrissi. Pour elle, cela ne concerne donc pas seulement les magasins en vrac, mais l’ensemble du commerce de détail. S’ajoutent à cela la pandémie, l’inflation ainsi que la fatigue mentale des gens à cause des multiples crises.

En même temps, il y a un peu d’espoir : « 103 magasins en vrac ont prévu d’ouvrir en Allemagne dans les 12 mois à venir », dit Chrissi. Et les propriétaires deviennent de plus en plus créatifs. « Ils organisent des soirées d’échange de vêtements, ont un café ou un concept store en même temps », dit Holzmann. Comme Rebecca et son mari à Nieder-Olm : pour gagner de nouveaux clients, ils font un tour des villes voisines avec le Unverpackt-Mobil, une petite camionnette pour vendre de façon mobile. « En fait, beaucoup de nos clients ne viennent pas de Nieder-Olm », dit Rebecca. Depuis quelques semaines, le magasin est aussi un point relais pour les colis. « Il y a beaucoup de magasins en vrac qui le font pour attirer de nouveaux clients qui ne seraient jamais entrés dans un tel magasin », explique Rebecca. Malheureusement, seulement 5% d’entre eux deviennent des vrais clients.

Autre changement : le nouveau concept d’abonnement. Des supporteurs, les Unterstützer, signent un contrat et paient un crédit fixe chaque mois pour faire leurs achats comme d’habitude. Ce qui reste peut être utilisé le mois suivant. « Ainsi, nous avons plus de stabilité », dit Rebecca. Depuis le nouveau concept, elle a plus d’espoir pour le futur. « Maintenant on peut vraiment dire qu’on va rester ».

C’est dur en ce moment pour les boutiques en vrac pour certaines raisons qu’on vient d’expliquer, certaines s’en sortent mieux que d’autres, peut-être celles de campagne, sûrement celles qui ont une approche créative et qui collaborent. Finalement, ça n’a rien d’anormal car le secteur est encore jeune. « Il s’agit de start-up », dit Chrissi. Selon elle, 70% des start-ups doivent fermer dans les cinq premières années. « Nous ne faisons pas exception à la règle », dit-elle. 

Texte et photos : Elisa Kautzky