C’est l’été, et on doit vous avouer qu’on branle pas grand chose chez Sparse en ce moment. Pour la peine, en août, on vous ressort quelques articles tirés de nos numéros trimestriels. En attendant le prochain, début septembre…

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28 mars 1960, Nikita Khrouchtchev, chef d’état de l’URSS est en visite diplomatique à Dijon. Il se réjouit déjà à l’idée de revoir son ami le chanoine Kir avec qui il entretient d’excellentes relations. Le général de Gaulle et l’évêché ne l’entendent vraisemblablement pas de cette oreille. Chronique d’une rencontre qui n’a jamais eu lieu. 

Double K

Après la Seconde Guerre mondiale, pour favoriser la paix entre les états, le jumelage entre villes était l’occasion de rapprocher les peuples déchirés par quatre longues années de conflit meurtrier. Le chanoine Kir l’avait bien compris. D’ailleurs, la prochaine fois que vous irez vous encanailler à la Vapeur et emprunterez le boulevard de Stalingrad, vous pourrez briller en société en soulignant que c’est en 1959 que le chanoine a officialisé le jumelage avec la ville de Stalingrad (aujourd’hui Volgograd). De ce jumelage est née une profonde amitié entre Khrouchtchev et Kir, les deux K, deux personnages atypiques de la politique qui s’estiment et le font savoir. Le chanoine Kir évoque, ému, ses différents voyages en URSS : « Comme j’avais trouvé savoureuse une pastèque au cours d’une visite de coopérative, au moment de mon départ de Volgograd, on a mis dans mon avion 30 kg de pastèques, ainsi qu’une boite de caviar qui valait 40.000 francs… Nikita Khrouchtchev  est un homme très intelligent, très délicat, très humain et spiritualiste ». Le pensionnaire du Kremlin n’est pas en reste, il respecte profondément Félix Kir et salue notamment  son passé de résistant. Dans un télégramme, pour le 85ème anniversaire du chanoine Kir, Nikita Khrouchtchev écrit : « En union Soviétique, on estime profondément le courage que vous avez manifesté dans la lutte contre les militaristes allemands (…) De tout mon cœur, je vous souhaite, à vous ardent patriote de la France, une bonne santé, de longues années de bonheur et de succès dans votre noble activité ». Le ministre soviétique de l’Agriculture expédiera quelques mois plus tard au maire de Dijon des graines de tournesol pour que ce dernier puisse prendre l’été suivant de beaux « bains de soleils ».  Du Depardieu dans le texte.

Double K : un vin de messe au goût amer

Aussi, lorsqu’est annoncée la venue du dirigeant soviétique à Dijon en mars 1960 en marge d’un voyage diplomatique en France, on met les petits plats dans les grands. Au programme: bain de foule, visite du nœud ferroviaire ultramoderne de Perrigny-lès-Dijon et préconisation envers les cafetiers : le Double K va couler à flots pendant la visite. Le Double K ? Crème de cassis (2cl), Bourgogne aligoté (4cl) et vodka (4cl). Dans certains établissements, le « vodka kir » se nomme encore aujourd’hui un Khrouchtchev. La fête entre les deux amis s’annonce belle. Dijon se prépare… C’est sans compter l’incompréhension grandissante de l’Église devant cette amitié à contre-courant. Depuis le début des années cinquante, les relations entre le chanoine et l’évêché  se dégradent, et la visite de Khrouchtchev est la goutte de Kir qui fait déborder le calice. Monseigneur Sembel saisit sa plume avec vigueur dès le 11 mars 1960 et prévient le chanoine Kir : Nikita Khrouchtchev n’est pas le bienvenu en Bourgogne : « De nombreux témoignages me décrivent l’étonnement ou même le scandale à la pensée qu’un prêtre catholique à cette occasion, va serrer la main et faire les honneurs au chef d’un pays communiste dans lequel, de nombreux cardinaux, prêtres et chrétiens ont été emprisonnés ou envoyés dans un camp de concentration (…) Je me vois obligé, bien que j’en éprouve de la peine à cause de mon affection pour vous, de vous demander de ne pas prendre part à cette réception (…) Ce personnage est l’ennemi déclaré de Dieu, de son église, des âmes et du surnaturel ».  Le même jour, le chanoine Kir répond fermement, il recevra son « ami » Nikita Khrouchtchev : « Il m’est impossible de modifier le programme qui a été fixé hier d’une façon définitive (…) J’ai réduit à quia les adversaires de la foi ; ne soyez donc pas surpris si aujourd’hui, je continue à œuvrer sur le même axe, car je suis persuadé que j’ai déjà une influence considérable en Russie ». Les échanges épistolaires vont se multiplier jusqu’à l’avant-veille de la visite officielle de Nikita Khrouchtchev, le ton se durcit des deux côtés. Dans sa dernière missive, Monseigneur Sembel ira même jusqu’à brandir la menace suprême : la suspension sacerdotale. Félix Kir se défend une dernière fois et écrit : « Par une bizarrerie spéciale, que je me refuse à qualifier, c’est vous qui mettez un rideau de fer entre moi et la Russie ».

 C’est mon K : devant tout le monde, Khrouchtchev m’a embrassé !

Le 27 mars, veille de la visite de Nikita Khrouchtchev à Dijon, la presse locale publie sur toute la largeur en Une un communiqué du chanoine Kir : «En raison de la défense qui m’a été faite par Monseigneur l’évêque de Dijon, je ne recevrai pas M. Khrouchtchev ». La fête aura bien lieu, souvenez-vous : bain de foule, Perrigny-lès-Dijon, Double K dans les cafés, Nikita Khrouchtchev reçu par un adjoint au maire. Quelques jours après la visite du leader soviétique, Félix Kir ne décolère toujours pas : « Je ne pense pas que ce soit un crime que de travailler pour l’établissement de la paix dans le monde. D’ailleurs à titre d’indication, je puis certifier que le Saint Père, que je connais bien, est partisan lui aussi de la paix universell. Cet épisode n’empêchera d’ailleurs pas le maire de Dijon de se rendre quelques années plus tard en Union Soviétique avec toujours le même enthousiasme : « Au Kremlin, j’ai été reçu comme un chef d’Etat. Devant, tout le monde, Khrouchtchev m’a embrassé ». Quant à cette journée mystérieuse du 28 mars 1960, personne ne sut très bien où était passé le chanoine Kir: enlèvement par les services spéciaux du général de Gaulle ? Isolement dans un monastère voisin ? Départ volontaire ? Le mystère reste entier, même si Nikita Khrouchtchev a bien son idée sur la disparition forcée de son ami. Le 1er mai 1974 L’Express publie en France les mémoires de Nikita Khrouchtchev.  On peut lire ceci : « À Dijon, on nous a reçus comme des rois. Nous avons été accueillis par toutes sortes de gens, mais pas par le chanoine Kir (…) Devant l’édifice où nous logions, une immense foule s’est assemblée pour permettre au chanoine Kir de revenir chez lui, mais personne ne savait où il était. Même si je l’avais su, je n’aurais rien pu faire, malgré toute ma sympathie pour lui. Certains officiels m’ont expliqué plus tard que c’était une tête brulée et même qu’il était un peu dérangé. À mon avis, ils avaient peur que son accueil soit trop chaleureux. Manifestement les autorités françaises voulaient que nous soyons bien reçus, mais pas trop ».

De quoi nourrir un peu plus la légende du chanoine, le plus célèbre « anti-communiste pro-bolchevik de l’Histoire de France ». Mais pas trop.

– James Granville

Illustration : David Fangaia
(article publié en janvier 2013)