L’appartement galerie Interface accueille depuis le 8 juin l’exposition That’s how strong my love is de l’artiste américaine Hannah Dougherty. Installée à Berlin depuis dix ans, elle propose sa vision décomplexée d’un univers fantasque dans lequel les croquis de Dürer côtoient d’immenses arcs-en-ciel. Jouant à la fois sur les contrastes chromatiques et la multiplication des supports (collage, peinture, installation), elle s’interroge ici sur notre représentation de la nature, à travers ces objets et animaux du quotidien dont nous avons façonné l’usage. Rencontre.

ENGLISH VERSION

HDweb3

Pourquoi avoir quitté les États-Unis ?
Après les études, je me suis demandé quel était le meilleur endroit pour vivre et travailler. Beaucoup de mes amis partaient pour New-York, mais cette ville est très chère, même pour un petit studio ou un atelier… J’aurais du trouver un petit boulot à côté, j’ai donc décidé d’aller à Berlin parce que les loyers sont bon marché. Et j’y suis vraiment bien, les gens sont super et très accueillants. La première semaine, on m’invitait un peu partout, on me faisait rencontrer du monde. Je n’avais jamais connu ça aux États-Unis, où il y avait plutôt une atmosphère de compétition entre les artistes. A Berlin, ce sont un peu des hippies, et c’est ce qui m’a attiré.

Mais alors pourquoi as-tu passée ton diplôme à Londres ?
En plus de mes activités dans mon atelier, j’écrivais beaucoup et je faisais pas mal de recherches. J’avais envie d’une sorte de challenge, d’écrire un mémoire, et la plupart des écoles d’art en Allemagne sont tournées autour de la création artistique en atelier. Je cherchais un endroit où je pourrais écrire, voilà pourquoi je suis entrée au Royal College de Londres.

Parle nous de ton studio à Berlin.
Il est situé dans un vieux bâtiment industriel très bien entretenu qui s‘appelle Kunstfabrik. Il y a une cinquantaine d’ateliers à l’intérieur. Ce lieu est chargé d’histoire… l’un des murs de mon atelier fait partie du mur de Berlin. J’y travaille la plupart du temps mais de nombreux projets sont aussi réalisés à l’extérieur.

Ton travail en général et particulièrement cette exposition renvoient à plein de références historiques différentes. Des peintures de Dürher à de vielles affiches publicitaires des années 50. Pourquoi un tel grand écart ?
Ce sont toutes les petites voix que j’ai dans la tête quand je travaille, je suppose… Toutes les choses que j’ai accumulées avec les années qui font maintenant partie du langage visuel que j’utilise. Par exemple les dessins des nuages, empruntés à la Renaissance, sont des éléments récurrents. Ils fonctionnent très bien d’un point de vue graphique lorsqu’on a besoin de contraste noir et blanc. Mais pour moi, en terme de narration plus globale, beaucoup de ces collages reflètent ce questionnement que j’ai à propos de notre perception de la nature, et comment on l’utilise, on se l’approprie au quotidien. Avec l’essor de l’imprimerie, les images ont commencé à être produites de façon industrielle et cela a modifié d’une certaine manière notre perception de la nature. L’ensemble de nos connaissances sur ce sujet, nous les avons acquises grâce à des supports imprimés, et à travers une représentation industrielle de la nature. Les nuages que j’utilise sont une métaphore, évoquant notre utilisation comme objet de décoration un élément de la nature. Les chevaux sont aussi très récurrents dans mon travail. Nous les avons domestiqué et élevé pendant des siècles afin de les utiliser pour travailler, maintenant ce sont des animaux de compagnie, qui n’ont plus aucune fonction ; ils sont devenus un simple hobby.

Donc c’est une réflexion sur la façon dont tous ces éléments de notre vie quotidienne ont été façonnés pour s’adapter à notre société ?
Oui. Il y a un autre objet que j’utilise beaucoup, mais pas dans cette exposition, c’est la cage à oiseaux. Je crois que c’est l’objet le plus dingue que j’ai jamais vu. Ça ressemble à un abri alors que les oiseaux sont une des rares espèces qui fabriquent eux-mêmes leur nid et qui ne ressemble en rien à une maison. On a conçu cet objet en le faisant ressembler à notre propre maison afin que la nature vienne à nous. Et ce sont de petits objets absolument charmants, les oiseaux ont l’air de s’y plaire ce qui est encore plus bizarre. Au final, c’est à la fois tragique, mignon et triste. Ce n’est pas juste une critique, mais aussi une célébration de cet état de faits, je n’ai pas vraiment honte de cela.

HDweb2

Tu peux nous expliquer le titre de ton exposition : « That’s how strong my life is » ?
Ça vient d’une chanson d’Otis Redding, un titre soul magnifique des années 60, très cliché. Il n’y a pas une phrase dans ce morceau que tu n’as pas déjà entendu 1000 fois dans une autre chanson. J’ai longtemps réfléchi sur la question de l’originalité dans l’art, et j’ai voulu à tout prix éviter les clichés. C’est ce qu’on nous apprend tout au long des études. Il faut être original et réfléchi. Et bien sûr, il y a une part de vérité dans cette recherche, mais les clichés ont eux aussi une certaine sincérité, raison pour laquelle ils existent. Je me suis intéressée aux arcs-en-ciel, à la façon que nous avons de les placer dans la chambre des enfants, dans les salles de classe ou en soirée gay. Je l’utilise dans mon travail alors que c’est définitivement le genre d’image  dont je devrais m’éloigner. C’est pareil avec ce morceau et ses phrases du genre : « Je serai ton rayon de soleil quand le ciel se voilera… ». Au delà du cliché, ça reste touchant lorsque c’est chanté par la bonne personne. Dans une certaine mesure, c’est aussi le but de l’art, d’arriver à toucher le plus grand nombre.

En Allemagne, existe-t-il une politique culturelle de soutien aux projets des artistes ?
J’ai eu la chance de bosser sur des projets financés en partie par des mécènes, et les travaux réalisés pour des théâtres sont un vrai soulagement, d’un point de vue financier. Le produit final n’a pas besoin d’être viable commercialement parlant, il doit juste fonctionner sur scène pour que tu reçoives ton chèque. (rires) Tandis que lorsque je travaille pour des galeries ou des musées, je finis toujours par investir de l’argent que j’avais mis de côté grâce à d’autres projets… Mais j’ai eu la chance de travailler avec de grands curateurs et galeristes qui m’ont permis de vivre de mes travaux. J’ai quand même fait plein de petits boulots à côté pour pouvoir me payer mon atelier : du service au restaurant, de la garde d’enfant, de la traduction… mais seulement sur des périodes très courtes et uniquement des boulots que je pouvais quitter facilement parce que mes projets artistiques sont prioritaires.

Tu as exposé partout en Europe, même en Corée. Est-ce que tu voyages avec tes travaux ?
Pas à chaque fois, mais la plupart du temps oui. Le directeur du musée coréen a vu mon travail à Berlin, il a adoré et a voulu faire quelque chose là-bas mais le boulot n’était pas encore terminé. Une fois fini, j’ai dû faire envoyer via Fedex cette grosse maison en bois de 15m2. C’était n’importe quoi ! C’était très compliqué à reconstruire une fois sur place, j’avais besoin d’aide parce que la structure était vraiment énorme. Il a donc embauché quelques travailleurs du bâtiment pour m’aider à la monter. Ils ont pas mal galéré au départ parce qu’ils n’utilisent pas beaucoup de bois dans leurs constructions là-bas, ils privilégient plutôt la pierre et l’acier, alors ils étaient assez perplexes face à mon installation.

– Propos recueillis par Sophie Brignoli
Crédit photo : NM / Interface
ENGLISH VERSION

Hannah Dougherty – That’s how strong my love is
Jusqu’au 20 juillet à la galerie Interface et à la maison de Rhénanie-Palatinat.