En très peu de temps, Rudy Kurniawan avait réalisé le tour de force de s’imposer dans le milieu extrêmement fermé des collectionneurs américains de grands vins. Son ascension fut tout comme sa chute. Vertigineuse.

La légende Kurniawan remonterait à ce jour de 2001. Alors qu’il est attablé dans un restaurant de San Francisco pour l’anniversaire de son père, il commande une bouteille d’Opus One 1996, un grand cru de la Napa Valley en Californie. C’est la révélation. Il traverse tous les plus grands établissements de Los Angeles pour retrouver ce cru et ce millésime, puis en réunit deux cent bouteilles. Il devient alors très rapidement le spécialiste de ce grand cru que tout le cercle des collectionneurs américains s’arrache. L’envolée peut commencer.

Rudy Kurniawan s’engage alors sur le parcours initiatique de la quête du Graal de l’œnophile. Des vins californiens aux premiers crus de Bordeaux, pour arriver au sommet de la pyramide : les Bourgogne. Kurniawan impressionne, il apprend vite, très vite et surtout possède une qualité dont très peu de dégustateurs peuvent s’enorgueillir : il est capable d’identifier un vin en « double aveugle », sans savoir au préalable qu’il faisait partie de la sélection de vins à déguster. À partir de 2003, Rudy Kurniawan est incontournable aux États-Unis, il dépense en moyenne 1 million de dollars par mois dans les salles de vente et son appétit se concentre très rapidement sur le domaine le plus mythique, celui de la Romanée-Conti.

Sous son règne, le prix de la bouteille va s’envoler dans les salles de vente. En 2002, une bouteille de Romanée-Conti 1945 avait été adjugée pour 2600 dollars. En 2011 pour le même millésime, il fallait compter 124 000 dollars. Kurniawan, après s’être fait un nom, a désormais un surnom : Doctor Conti.

Qui es-tu, Rudy ?

Les plus grands collectionneurs de vins sont subjugués par l’homme. Sa cave semble sans fin, ses dépenses également. Tous tombent sous le charme, jusqu’au critique de vins le plus influent du monde, Robert Parker, qui qualifie Kurniawan « d’homme très doux et d’une grande générosité ». Mais que sait-on au final sur Rudy Kurniawan ? En vérité, pas grand-chose et l’intéressé a l’art de brouiller les pistes. Il aurait quitté l’Indonésie pour s’inscrire à l’université en Californie avec une bourse de golfeur, pour finalement ouvrir un magasin d’articles de golf. Sa famille ? Elle est d’origine chinoise et possède en Indonésie une grande société d’importation de bières. Elle lui verserait une coquette somme d’argent pour ne pas qu’il reste dans leurs pattes, d’après lui. Ils importent de la Heineken. On lui verse 1 million de dollars par mois, à moins que ce ne soit deux. Rudy Kurniawan n’est pas très disert sur son CV.

Par l’intermédiaire de John Kapon (considéré à l’époque comme un des plus influents négociants en vin aux États-Unis), Rudy Kurniawan va rencontrer un cercle new yorkais de collectionneurs qui se font appeler « les 12 hommes en colère ». On ne sait pas vraiment contre quoi ces hommes sont en colère, une chose est sûre, ils n’ont qu’un seul créneau : déguster les bouteilles les plus rares et donc les plus chères au monde. Kurniawan multiplie les voyages à New York, il ouvre les bouteilles les plus incroyables et continue dans sa fixation : le millésime 1947 de la Romanée-Conti.

En octobre 2004, Kurniawan publie sur le site de Robert Parker un article intitulé « Comment j’ai tenté, le week-end dernier, de tuer John Kapon à coups de vins de légende ! » La bande vit désormais hors-sol. Pendant quatre jours à New York, ces amateurs de vin vont déguster Bordeaux et Bourgogne hors de prix. D’après les témoignages des convives présents à ce week-end orgiaque, Kurniawan avait apporté un lot apparemment inépuisable de grands crus très rares provenant de sa « cave magique ». Parmi les bouteilles, on trouvait bien évidemment des Romanée-Conti. Elles sont de 1945 et sont réputées introuvables. Rudy Kurniawan devient une légende.

A11593

La loupe du collectionneur de 33 tours

En janvier 2007, plus personne ne remet en cause l’influence majeure de Rudy Kurniawan. Don Stott, grand financier de Wall Street, se décide à commander les bouteilles du Dr. Conti et organise une soirée de dégustation chez lui. À cette soirée il y a notamment Doug Barzelay, un des grands spécialistes du Bourgogne et un ami de Stott qui collectionne les disques 33 tours. Ce dernier a toujours une loupe sur lui, et comme les rumeurs les plus folles sur la provenance des vins de Rudy Kurniawan commencent à circuler, il se permet d’ausculter les bouteilles. Toutes les mentions sur l’étiquette sont les bonnes, mais les positions sont inversées. Pas de doute : c’est une photocopie de très bonne qualité. Les langues se délient, Barzelay fait ses recherches et pense avoir bu des bouteilles de Bonnes-Mares 1923 du domaine Georges Roumier. Seul petit problème, le domaine a été fondé en 1924. Alors qu’ils goûtent en fin de soirée une bouteille de Bonnes-Mares 1959, le sommelier Tim Kopec s’exclame : « Je ne sais pas ce que c’est censé être, mais c’est le meilleur Côtes-du-Rhône que j’aie jamais bu ».  Le groupe d’experts réunit ce soir là arrive à la conclusion suivante : six des onze vins de la cave magique de Kurniawan ouverts sont à l’évidence des contrefaçons.

Aux abois

L’étau se resserre sur Rudy Kurniawan, car il n’y pas que Don Stott qui lui retourne des bouteilles. Les plus grands collectionneurs demandent progressivement à se faire rembourser. Fin 2007, Rudy Kurniawan doit plus de 7 millions de dollars à la maison d’enchères avec laquelle il travaille. Début 2008, la dette est passée à 11 millions. Kurniawan est aux abois. Le monde du vin échange au sujet de Dr. Conti. Les grands restaurants de New York et Los Angeles confient que Mister Kurniawan demandaient systématiquement les bouteilles vides aux sommeliers après la dégustation, pour son musée privé… Un négociant Américain s’étonne lui aussi : « Rudy Kurniawan m’achetait souvent les plus vieux Bourgogne dans les pires millésimes, je me demandais bien ce qu’il pouvait faire de tout ça ».

Pas à l’abri

Nous sommes le 25 avril 2008 dans un restaurant de Greenwich Village. Autant dire le cru. Rudy Kurniawan a annoncé une vente exceptionnelle de grands vins de Bourgogne. Un homme s’assoit discrètement dans le fond de la salle. Cet homme, c’est Laurent Ponsot, producteur d’un Bourgogne très prisé des collectionneurs Américains. Vingt-deux de ses lots figurent à la vente ce soir là. Le domaine Ponsot a démarré la production de son Clos Saint-Denis dans les années 1980. Le catalogue mentionne des millésimes 1959 et 1945 présentés par un certain M. Kurniawan. Prévenu, Laurent Ponsot a immédiatement demandé le retrait des ventes, il veut simplement s’en assurer. John Kapon annonce le retrait des lots Ponsot, les membres de la vente poussent des huées, ils étaient venus pour enchérir. Kurniawan confiera à un journaliste : « C’est du Bourgogne, on n’est pas à l’abri de ce genre de merde ».

laurent-ponsot-domaine-ponsot

In Vino Veritas

Laurent Ponsot veut en savoir plus et garde le contact avec Rudy Kurniawan. Lors de plusieurs rencontres entre les deux hommes, Kurniawan est évasif et finit par donner des numéros de téléphone de ses contacts en Indonésie. Résultat : un centre commercial de Djakarta et une compagnie aérienne régionale indonésienne. Pendant ce temps, le FBI a lui-aussi décidé de passer à l’action : Rudy Kurniawan est en situation irrégulière aux Etats-Unis depuis 2003. Afin d’éviter une fuite vers l’Indonésie, un mandat d’arrêt est lancé.

rudy-kurniawan-juge-coupable-de-contrefaccon-proces-ny-dec-2013Pierres, Feuilles, Ciseaux


Le 8 mars 2012 à l’aube, les agents du FBI investissent la somptueuse demeure de Kurniawan à Arcadia. Il ouvre la porte en pyjama, la perquisition peut commencer. C’est le jackpot pour les agents fédéraux : plusieurs milliers d’étiquettes de vins rares et prestigieux, des centaines de bouchons neufs et anciens, une machine à embouteiller, de la colle, des pochoirs, des ciseaux et… des instructions détaillées pour la fabrication d’étiquettes du Clos de La Roche 1962 du domaine Ponsot. Dans un coin, du vin de table californien attend son transfert dans de vieilles bouteilles de Bordeaux. Vertigineux.

En mai dernier (ndlr : 2012), Rudy Kurniawan a été mis en en examen à New York pour fraude postale et électronique. Il risque jusqu’à cent ans de prison. A-t-il agit seul ? Est-il simplement un fusible auprès de mafias beaucoup plus puissantes ?  Comment expliquer son ascension incroyable dans un milieu réputé extrêmement fermé ? Doctor Conti n’a vraisemblablement pas encore tout dit.

– James Granville (forever)
Photos (c) Jerry Rothwell, Domaine Ponsot, Jane Rosenberg