On l’avait quitté soutenant Sarkozy et se ridiculisant en devenant la caricature de lui-même à la fin des années 2000. On préférait se rappeler du petit jeune qui avait fait péter le rap game français avec son album Première consultation en 1996. On est allé voir Bruno Beausir aka Doc Gynéco sur la tournée qui le voit fêter les 20 ans de son album culte sur scène, avec une flopée de zikos, à Besançon invité par le producteur Le Bruit Qui Pense, dans une Rodia chauffée à blanc, où tout le public connaissait tous les titres par cœur, évidemment… Où on a carrément apprécié de le revoir, dans son style, presque neurasthénique, autant sur scène que face à nous en interview. Le Doc nous a donné des réponses, parfois folles, souvent embrumées, qui n’ont pas grand chose à voir avec les questions qu’on lui a posées.
Ça fait un petit moment que t’es sorti du milieu, qu’est-ce qui t’a donné envie de revenir, de remonter sur scène ?
Cette envie, elle n’est pas de moi, c’est en fait en marchant tranquillement dans les rues au quotidien, au contact des gens, il y a eu comme un… (il s’arrête). Les gens étaient un peu déçus de ce qui était arrivé ces dernières années dans la musique hip-hop, et il y a eu comme une envie de redécouvrir… pas que moi mais l’ancien son. C’est-à-dire que les gens sont pas dupes et ils aiment un peu la qualité. On leur a fait beaucoup de promesses culturelles, politiques et rien finalement n’est arrivé, et les gens préfèrent avoir des valeurs sûres sur quoi se reposer et notamment dans certains domaines comme la musique. Les gens ne se laissent pas trop faire par le système et veulent ce qu’il y a de bon, ce qu’il y a de bien et veulent en retrouver dans tous les niveaux, même au cinéma. J’ai vu qu’il y avait beaucoup de films – des « blockbusters » ça s’appelle?- qui étaient ressortis, le 5, le 6, de Jurassic Park, ou bien que ce soit des choses dans les années 90; les gens ont beaucoup adhéré à un retour, ou bien Rocky Balboa, ou bien Star Wars. Les gens veulent des valeurs sûres aujourd’hui.
Et t’en penses quoi quand ils disent « le rap maintenant ça nous plaît plus » ? Toi t’en écoutes encore, t’es encore dedans, t’en penses quoi ?
Moi c’est mon métier donc j’écoute et je comprends vraiment leur sentiment vis-à-vis de tout ce qui se passe en ce moment, y a une crise culturelle et politique qu’on n’arrive pas à résoudre, on a des jeunes qui se laissent emporter par tout et n’importe quoi parce qu’on n’arrive plus à leur proposer des choses qui puissent les aider dans leur vie, à se construire, à devenir adulte, à faire une famille et des enfants. Ils ont de plus en plus de difficultés à trouver quelque chose qui culturellement puisse leur plaire donc souvent ils se dirigent vers des choses extrêmes et difficiles. Moi j’essaie de faire de mon mieux.
« Benjamin Biolay, je le considère comme un rappeur »
Cette tournée, le fait d’avoir un groupe live qui joue derrière, comment ça s’est monté ? C’est ta volonté, c’est toi qui es derrière tout ça ?
Depuis le début j’ai toujours été un petit peu à part, très critiqué par mes collègues du hip-hop parce que je suis toujours un peu en avance, très partageur, très curieux ; j’aime beaucoup de cultures différentes, j’aime m’intéresser aux gens, je suis assez cultivé, je ne reste pas enfermé dans mon quartier, je m’intéresse à ce qui se passe à l’extérieur, je fais des efforts que les autres ne font pas, je lis des bouquins, je m’intéresse à la littérature, je m’intéresse aux sciences, je m’intéresse aux cultures, j’ai beaucoup d’amis de tous horizons différents, tout le « cosmopolitanisme» français je le connais. Si j’avais pas un copain chinois, si j’avais pas un copain hindou, si j’avais pas un copain maghrébin, ce serait pas intéressant. Il faut absolument que je fréquente un peu tout ce qui compose la France, et l’Afrique même aussi. Bon après je dépasse ça pour aller vers les Anglo-Saxons, j’aime beaucoup ce qui se passe en Angleterre, moins en Amérique. L’Amérique c’est pas mon truc, c’est un peu un pays de fous, pas trop intéressant et c’est aussi un pays qui a un peu détruit le rap aujourd’hui. Au départ il est celui qui l’a fait, qui l’a aidé à exister, mais aujourd’hui…
Pourtant t’as enregistré cet album aux États-Unis à l’époque…
À Los Angeles, pas à New York. Et Los Angeles c’est une culture très rock’n’roll, y’a pas chez nous…
Rap aussi. Tout le G-funk de Dr. Dre, Snoop…
G-funk, g-funk, g-funk ! (il s’exclame)
Ton live est super G-funk…
C’est 70’s ouais, je suis très 70’s. Je suis pas un puriste parce que je considère avant tout que la culture française, elle est assez particulière, faut être intègre avec ça, y’a des textes dans notre musique, y’a une histoire. Avant moi y’avait des chanteurs qui rappaient : Serge Gainsbourg. Comme y’a beaucoup de chanteurs qui rappent aujourd’hui. Benjamin Biolay je le considère aussi comme un rappeur, on est des gens qui aiment le texte. Les Américains ont la musique mais nous on a le texte et ça, il faut pas le négliger. Dans le trap y’a pas du tout de texte.
Il y a vingt ans sortait Première consultation. Avec le recul on se dit que c’est l’album culte d’une génération. Quand tu l’as construit, quand c’est sorti, vous étiez conscients que quelque chose se passait, quand vous étiez en train d’enregistrer ça à Los Angeles ?
En fait j’ai eu la chance de faire partie d’une génération très forte qui a un peu la force de celle des années 1970 que j’ai pas connue. J’ai un peu vu tout ce qui s’est passé à Woodstock, j’ai un peu suivi tout ce qui s’est passé dans la funk jusqu’au disco. Les années 90, on aurait pu penser que c’était comme les années 80, les années où on se cherche, un peu électro, un peu cocaïne, Depeche Mode, tout ça, et puis tout d’un coup les années 90 on se dit ça va être des mecs qui sont zéro et qu’est-ce qu’on sort des années 90 ? C’est Kurt Cobain et machin, et des trucs incroyables.
T’es arrivé au bon moment en fait ?
J’ai été au bon moment avec une génération très forte qui a été négligée par ses anciens. Nous sommes la génération 90, des gens qui sont plus forts que ses aînés. Aujourd’hui c’est l’inverse, ceux qui sont nés dans les années 2000, ils sont pas plus forts que nous. (Rires)
Il y avait dans la salle ce soir des gamins de 20 ans qui connaissaient toutes tes paroles par cœur alors qu’ils étaient à peine nés, comment t’expliques ça ?
J’explique ça par le fait qu’il y a des gens qui sont cultivés, qui n’utilisent pas Google pour écouter Gangnam Style, ils l’utilisent vraiment comme une espèce de dico, de Larousse, ils se renseignent, ils se cultivent alors qu’il y a des gens qui utilisent Internet… Quand vous verrez les choses qui ont le plus de vues c’est des choses vraiment les plus bêtes possibles, mais il y a des gens qui savent vraiment utiliser Internet et donc ils découvrent, ils cherchent, et donc je fais partie dans les recherches de ce sur quoi ils s’arrêtent (sic).
« Les gens du hip-hop, ne croyez pas qu’ils sont tendres, c’est des mecs très, très durs. NTM, IAM, Assassin… Pour passer au milieu de tout ça je vous assure que c’est très, très, très difficile »
Tu pourrais ressortir un nouveau disque, c’est un truc qui te ferait envie ?
Si j’avais pas le niveau de Première consultation, non. Et comme je l’ai dans mes maquettes, oui je vais le faire parce que j’ai écrit cinquante ou soixante textes. Faut dire que l’actualité nous permet, y’a du grain à moudre, malheureusement, très malheureusement… Y’a du grain à moudre et y’a de quoi faire. Le monde est… la France est à feu et à sang, on le dit pas. C’est un moment particulier les concerts que je vis, que je fais avec les gens, c’est quelque chose d’exceptionnel, peut-être qu’on s’en rendra compte un peu comme mon album dans vingt ans, peut-être qu’il faut vingt ans pour que les choses, on se rende compte de ce qu’elles sont vraiment. J’ai été beaucoup décrié faut pas croire ; je me suis fait déchirer, incendier, dans tout ce que j’ai fait, dans toutes mes actions, même cet album il est pas arrivé comme ça. Les gens du hip-hop, ne croyez pas qu’ils sont tendres, c’est des mecs très, très durs, vous avez affaire à des gens comme NTM, comme IAM, vous avez affaire à des gens comme Assassin et pour passer au milieu de tout ça je vous assure que c’est très, très, très difficile.
Ton truc était différent d’eux, déjà au niveau des instrus, ensuite au niveau des textes, t’étais pas du tout dans un délire hardcore.
J’ai préféré utiliser la poésie que le truc direct, frontal. J’ai préféré utiliser la poésie et finalement les gens y ont adhéré et ont compris. C’est pas du tout moins violent ou moins revendicatif que ce qu’ils font ; c’est plus intelligent, c’est moins direct. On a eu une époque qui est favorable pour moi parce qu’à quoi ça sert d’entendre un message hardcore dans un monde hardcore ! Il faut le faire passer, parce que bien sûr les gens ne veulent pas du gnangnan, ils sont pas fous, mais ils veulent pas non plus se retrouver à la fin de la semaine avec un truc trop violent, trop expressif comme Rage Against The Machine qui est un groupe qui fait partie de nos années. Magnifique, magnifique Rage Against The Machine… C’est de la folie mais en même temps dans les festivals vous retrouvez tous ces grands groupes, Massive Attack et tout.
Ils sont encore là en effet…
Mais bien sûr et personne pourra les dépasser aujourd’hui… J’ai rien contre la génération qui arrive aujourd’hui mais franchement elle n’a pas le niveau par rapport au vécu et à l’expérience de ces gens-là. Prodigy, voilà…
Tout à l’heure tu disais qu’on t’a beaucoup tapé dessus pour tes actions, pour ta musique et tout, tu fais référence à quoi ? L’épisode Sarkozy ? (Doc Gynéco l’avait soutenu en 2007, ndlr)
Oui, les gens s’en fichent de savoir que je viens des poubelles, d’où je viens aujourd’hui et où j’arrive aujourd’hui, donc j’ai préféré rester sur ce que je suis parce que l’évolution c’est pas pour un mec comme moi. Moi je suis pas quelqu’un que les gens ont envie de voir accompli, réussi, complètement sorti du cadre de ce qu’eux représentent et de ce que je représente pour eux. Les gens, ils disent « Doc tu restes comme nous et tu restes avec nous ».
Et toi, t’as envie de rester comme ça avec eux ?
J’ai voulu aller prendre en haut pour ramener en bas donc je vais toujours aller en haut mais je vais toujours ramener en bas parce qu’on ment tellement, on cache tellement de choses qui nous appartiennent qu’à nous ; l’élite, ceux qui comprennent, ceux qui savent les choses. Y’a des gens qui regardent juste la télé et qui attendent des infos, des idées, des chansons, des images, des films, qu’on interprète pour eux, qu’on soit de gauche ou de droite ou du centre, ils attendent de nous qu’on leur explique, qu’on leur donne des choses. Moi ce que je fais c’est que je prends là-haut et je redonne tout en bas. En faisant attention parce que j’ai pas envie que là-haut on me retape dessus. (Rires) Oh putain quand ils tapent…
Ton engagement pour Sarkozy, avec du recul, c’est une chose que tu referais ?
Les Maghrébins appellent ça le mektoub.
Le destin ?
Voilà, c’est pas moi qui décide où je vais et quand je vais et où je suis, je sors vraiment d’un endroit, je sors vraiment de… J’ai déjà la chance d’être assis en face de vous. Ce qui était programmé pour moi c’était pas ça ; aujourd’hui j’aurais dû être mécanique générale (sic) ou peut-être j’aurais pu conduire un bus… J’ai conscience, parfaitement conscience, que je suis pas à ma place. Je pourrais pas devenir quelqu’un de riche.
Mais malgré tout ce soir il y avait quand même beaucoup d’amour, quand tu vois les gens, le contact. Comment tu l’analyses, le fait que tu renvoies quand même un truc super positif pour eux ?
Je suis le miroir d’eux-mêmes : quand je les regarde, je me vois, et quand eux ils me regardent, ils se voient. Je suis pas au-dessus d’eux, je saurais pas être au-dessus d’eux ; je suis en décalage par rapport à eux parce qu’ils me disent: «Vas-y Doc, dis-moi c’est quoi, t’as compris quoi là-bas ? Il est comment Sarko?» Les gens ils posent pas les questions des journalistes, ils disent : « Il est comment ? Il est méchant en vrai? C’est quoi son truc ? Il veut quoi en vrai? T’as croisé Ardisson c’est vrai il est comme ça?» Les gens, ils attendent de moi que je leur livre les secrets, ils veulent que je leur dise les secrets de derrière mais y’en a que je peux pas dire. (Rires)
Trop de dossiers ?
C’est pas un dossier, c’est un caddie. (Rires) Les gens ils attendent de moi que je leur raconte tout ce que vous savez que vous pouvez pas le dire. (sic)
« MHD, j’ai aucune critique à lui faire mais quand je lis un article et qu’il dit ‘C’est quoi IAM et c’est quoi NTM ?’, je me dis ça y est, quel idiot ! »
T’as aussi un autre album qui est un peu moins connu, c’est Liaisons dangereuses. Sur cet album y’avait plein de collaborations ; dont Renaud , je crois que c’est une espèce de héros pour toi ?
Ouais.
Ça doit te faire plaisir de le voir ressortir un disque ?
Je suis quelqu’un… aujourd’hui les jeunes, ils respectent pas leurs parents, chez nous, à Paris, et dans la banlieue parisienne. Je sais pas comment c’est chez vous mais chez nous c’est dans l’air du temps. C’est normal, tu demandes à quelqu’un, il demande à son fils ou à sa fille d’aller lui chercher un verre d’eau, il est sûr qu’il va se faire crier dessus «Ouais mais ça va pas», c’est pas méchant c’est inconscient, c’est dans l’air du temps, c’est la mode on va dire des fois comme on peut dire péjorativement pour prendre un raccourci, on va dire c’est la mode. Je suis quelqu’un qui respecte beaucoup les anciens, j’ai cette chance-là. Je peux pas faire comme MHD, tout ça. J’ai aucune critique à lui faire mais quand je lis un article et qu’il dit « C’est quoi NTM et c’est quoi IAM ? », je me dis ça y est, quel idiot !
Pour toi c’est un problème que le mec ne connaisse pas ?
Mais tu peux pas faire du rugby si tu connais pas… euh, comment il s’appelle… Blanco ! Ça sert à rien, à quoi ça sert, dans quoi tu te lances ? Ou le monsieur qui avait toujours son arcade pétée là, quand il jouait, comment il s’appelait celui-là ?
Eric Champ.
(Rires) Ça se voit, il avait des coupes comme ça, il parlait aux journalistes, il avait du sang. Tu peux pas ne pas connaître l’histoire de ce que tu fais, c’est honteux quand même. Comment tu veux te lancer dans la religion ? Comment tu veux te lancer dans le sport ? Comment tu veux te lancer dans le rap? Tu connais pas NTM et IAM, arrête tout de suite. Moi c’est un conseil que je leur donne.
Pour revenir sur Liaisons dangereuses, on a l’impression que ce disque avait été mal jugé à l’époque parce que c’était Doc Gynéco.
C’est quelque chose de particulier qui est réservé à un genre particulier de personnes. Bien sûr on a toujours des gens qui sont contre nous, qui nous décrient, qui pensent que ce qu’on fait c’est pas ce qu’il y a de mieux, surtout des gens que j’ai cités avant, mais les gens qui sont là et qui sont avec moi ils sont sûrs et certains d’être dans le vrai et t’inquiète pas moi je sais, je suis dans le vrai avec Doc et c’est comme ça. C’est normal, tu peux pas faire adhérer tout le monde, ça va venir petit à petit mais à un moment ou à un autre, ils verront que nous on a raison dans notre façon de se comporter, dans notre façon de faire de la musique, etc. Les autres courants sont très forts mais je peux vous assurer que ce qu’on a fait c’est très simple et c’est encore plus fort. C’est très fort ce qu’on fait, ça a l’air de rien mais c’est très fort. Ce que je fais ça a l’air de rien mais c’est très fort.
– Propos recueillis par Pierre-Olivier Bobo et Chablis Winston
Photos : Hidiro
Doc Gynéco en tournée dans toute la France et à Dole (La Commanderie) le 11 novembre 2016.