Au confluent de plusieurs disciplines, le tatouage, le piercing et la modification corporelle, se trouve une pratique qui marque le corps, temporairement, qui perce le corps, temporairement, et qui modifie le corps pour pas long non plus. En revanche, elle frappe l’esprit pour longtemps. On parle ici de la suspension corporelle. Qui sont les fous qui osent se planter des crochets sous la peau ? Rencontre avec l’un des meilleurs représentants en France, installé à Dijon. Évidemment.

Quelle était ta réaction, quand tu t’envolais pour la première fois ? Tes yeux étaient fermés ? C’était comment, là haut, plus haut ? Comprenez que je ne suis pas familier des mondes du piercing ou du tatouage et que je ne me suis donc jamais fait suspendre. J’ai en revanche plusieurs fois été spectateur et, toujours, intrigué voire fasciné par ces corps, ces personnes qui, un instant, perdaient pied. Littéralement. Mon premier contact visuel avec le monde de la suspension s’est fait d’une façon quasi irréelle. C’était un soir, puis la nuit, il était tard et, pendant que l’ensemble de la rue s’alcoolisait sans doute à en perdre sens, une amie voulant me faire rencontrer d’autres de ses amis me faisait rentrer chez l’un d’eux : Veg, fondateur de l’équipe d’Endorphins Rising et importateur de la pratique à Dijon.

Là, au bout d’une cour, sur la terrasse, cachés par des rideaux pendaient sur une poutre des cordages noirs, robustes et solidement fixés sur le bois, lui-même solidement fixé sur les murs. C’est plus tard que j’en comprenais l’utilité : toute ces épaisses, et plus fines, cordes serviraient à ce qui allait suivre, quelques minutes à peine après mon arrivée. Il y avait une dizaine de personnes, donc autant de discussions différentes possibles, mais un thème restait central, un thème qui mettait visiblement tous le monde sur la même longueur d’onde, un mot est alors sur quasiment toutes les lèvres. Suspendre.

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Il fait nuit, la ville dehors continue sa routine, vivre sans se soucier de ce qu’il va se passer ici. Les gens s’installent en un cercle large, assis pour ceux qui le peuvent, debout pour ceux à qui il manque des chaises. Le silence se fait, plus personne ne parle, les respirations se font plus lentes, plus concentrées, les yeux figés sur les acteurs et ce qui va se dérouler au milieu de l’arène. Les gladiateurs rentrent, trois personnes, deux gantés, masqués et concentrés. Le troisième, dos nu, inspirant et expirant lentement mais sûrement, se place pile au milieu de la zone. Au dessus de lui, les câbles auquel il va rester accroché pendant quelques minutes. Là, l’un des deux masqué commence à lui tâter le dos, comme pour chercher les endroits où il serait le plus évident, pratique et sûr d’accrocher des choses. Là, les crochets rentrent dans la peau, comme pour insérer un piercing.

« Au départ, les crochets utilisés étaient les mêmes que ceux de la pêche au thon. »

La souffrance est là, et uniquement là, mais reste discrète. C’est fait, maintenant, plus moyen de revenir en arrière, le décor est planté, l’un des « suspendeur » lui tient les mains, lui parle, lui demande de respirer calmement, tranquillement mais profondément. Et dès qu’elle est prête, d’un coup, la corde est tirée, la peau, élastique, se lève. Les pieds quittent le sol et… s’envole !

Retour sur le sol et retour vers le passé. Deux noms s’imposent comme instigateurs de la suspension corporelle contemporaine. Stelarc et Fakir Musafar. Pour ce dernier, toujours actif à plus de 60 ans passé, la mission était de « recréer, habiter et restaurer » les rituels chamaniques des natifs de la réserve à côté de laquelle il vivait, aux Etats-Unis. Les histoires et la culture ont ainsi constitué le terreau, un temps fort de son enfance puis de sa vie, bercé entre les récits des passages à l’âge adulte, de chamans rentrant en transe via, justement, la suspension corporelle. Il est aussi celui qui importera cette pratique dans l’univers du tatouage, du piercing et du body mod’ aux Etats-Unis. « Ses photos et son travail ont été une trainée de poudre pour beaucoup de gens », selon Veg. Il expérimentera aussi toute sa vie, son corps comme outil, en suivant rites et traditions des natifs Nord Américains ou des sâdhu d’Inde, toujours dans l’idée d’élévation spirituelle.

Pour Stelarc, en revanche, la finalité n’est pas la spiritualité, mais plutôt le rapport très organique de la mécanique du corps humain, voulant repousser et augmenter les capacités physiques naturelles de l’homme car les considérant comme obsolètes. Jouant avec les technologies modernes et s’inscrivant dans la mouvance et l’idée du transhumanisme, il se fera par exemple, plus tard, implanter une oreille dans l’avant bras, grandissant et vivant grâce à ses cellules, permettant, dans un premier temps, aux gens d’écouter, via Internet, ce que l’organe pouvait « entendre », et ce peu importe où Stelarc se trouvait. Ses suspensions étaient accompagnées de véritables installations artistiques, jouant avec la masse, l’étirement de la peau et l’espace dans lequel il évoluait. 

De la spiritualité à la performance artistique

Dans les années 80, en Amérique du nord, la pratique, comme celle du piercing née de la communauté gay-cuir, reste encore associée aux milieux très underground d’alors des modifications corporelles, et c’est dans cet espace là que se développèrent puis s’affinèrent les techniques et les outils de suspensions (mais aussi pour le piercing, donc). Au départ, les crochets utilisés étaient les mêmes que ceux de la… pèche au thon. La pratique étant encore alors très peu répandue, même au sein du monde de la modification corporelle. La création d’outils très spécifiques à la pratique arrivera bien plus tard avec des crochets plus adaptés à suspendre une masse telle qu’un corps humain sans risque de cassage ou de pliage des métaux. Les crochets utilisés aujourd’hui sont plus résistants et ne risquent plus de se tordre, comme il pouvait en être parfois le cas aux débuts. Les marques, laissées sur la peau après, sont aussi très mineures, parfois même invisibles, car ce ne sont, après tout, que de simples petits trous qui ne demandent qu’à rapidement cicatriser.

unspecifiedCe n’est qu’ensuite, aux alentours des années 90 et s’éloignant la plupart du temps des domaines de la spiritualité et de la performance artistique, que la suspension corporelle s’ouvrira d’avantage. « Au début des années 90, c’était une toute petite communauté, et les praticiens cherchaient à pousser les limites de ce qui avait été fait ». Un site majeur est à l’origine de sa diffusion à cette époque : BMEzine, crée par le Canadien Shannon Larratt, mis en ligne dès 1994. Il sert de base de découverte à notre amis Dijonnais : « Dans mes recherches adolescentes, théoriques et pratiques, je suis tombé sur ce site qui recensait une grande diversité de pratique qui allaient du piercing de la lèvre à l’amputation volontaire, la scarification ou encore des modifications corporelles plus poussées, choses qui m’ont, au départ, beaucoup bouleversés. Je ne m’attendais pas à voir des virages aussi nets, abrupts, autant en rupture avec les conventions sociales et les normes de beautés instituées, j’étais face à un univers nouveau, effrayant aussi, au début », explique Veg.

« Certains font ça par curiosité, d’autres pas dépassement de soi, ou encore pour atteindre l’extase… »

Plus tard, autour de cette action qu’est l’art et la manière de suspendre ou de se faire suspendre est né Endorphins Rising. Veg, qui est le créateur du collectif, est celui qui a importé la suspension à Dijon. Il raconte : « La culture de la modification corporelle implique la permanence avec le tatouage et la scarification notamment, on marque le corps, on l’altère, le transforme de manière définitive, la singularité de la suspension et, avant ça, du play piercing, des aiguilles insérées dans la peau non pas pour y mettre ensuite un bijou mais pour vivre l’expérience de sa chair, de sa vulnérabilité, de la rencontre avec la douleur et le plaisir, du corps qui libère des endorphines dès lors qu’il est perforé. Je trouvais intéressant le fait d’habiter son corps d’une façon singulière, originale et personnelles sans pour autant que ça implique un motif définitif ».

Pour lui, la découverte de la suspension corporelle se fait au milieu des années 90, « comme une composante d’une nébuleuse plus vaste qui est celle de la modification corporelle. J’étais très attiré par les différentes formes de réappropriation de soi, j’étais alors engagé dans les milieux libertaires et punk. J’ai commencé à suspendre des gens après que mes techniques aient été validées par des personnes étant déjà dans la pratique, après avoir fait la rencontre de différentes personnes faisant parti de la suspensions et ayant pratiqué sur moi même, ou des amis, et j’ai commencé à élargir le cercle, à proposer à des personnes autours de moi, aux alentours de 2010, 2011. Et d’ajouter : « Jusqu’à ce que cela devienne un peu le cœur de ma pratique, ayant rassemblé suffisamment d’éléments pour avoir envie d’en faire quelque chose de vraiment partageable, de fédérer une équipe sensiblement mobilisée par ça, et Endorphins Rising est né vers 2012. Un travail d’équipe, de manière très timide au départ puis, très vite, ça a été un apprentissage constant, j’ai commencé à découvrir un potentiel insoupçonné ».

Endorphins Rising : la suspension avec le sourire

Pour lui, et par extension, pour Endorphins Rising, il est donc question du corps. La philosophie est simple et est décrite par le slogan « Suspension Smile ». La finalité n’est ici pas spirituelle mais décrit plutôt l’envie des acteurs, tous bénévoles, d’approcher une certaine idée. Il suffit d’assister à une seule suspension avec eux pour s’en rendre compte, car à chaque fois qu’une personne commence à s’envoler, un sourire, instantanément ou presque, vient à se dessiner sur son visage. Celui-ci est contagieux, en vérité, puisqu’il se propage très rapidement sur toutes les faces de l’audience. « La suspension corporelle est un outil qui ouvre des portes aussi diverses que les gens qui s’y jettent » pour Veg. Certains font ça par curiosité, d’autres par dépassement de soi, par envie de se perdre un instant, de ressentir quelque chose de différent, ou encore d’atteindre l’extase.

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Pour Victor, autre membre d’Endorphins Rising et habitué de la suspension qui a, lui, découvert cette pratique par hasard lors de recherches sur la body mod’ : « J’y reviens comme je remonte sur mon vélo tous les jours, ou comme un alpiniste revient à sa montagne, ou comme un cinéphile regarderait film sur film… C’est une histoire de passion. Essayer des nouvelles positions, des nouvelles figures, des nouvelles zones du corps… Car chaque suspension est unique, même si tu fais plusieurs fois la même, il y aura toujours quelque chose de nouveau. Quand tu regardes un film encore et encore, tu vois certains détails que tu n’avais pas remarqué avant ».

Il continue. « Comme chaque suspension est unique, chaque effet l’est également. Je ne ressens pas la même chose de suspensions en suspensions. Parfois tu ouvres les vannes et tu t’effondres, parfois tu es juste super heureux, parfois tu ne te laisses pas assez aller, et rien ne se produit sur le coup… Mais dans tous les cas, t’es quand même vraiment heureux après. Que tu aies eu un blast de folie ou non, tu te sens épanoui, comme si tu avais réussi à régler des choses, ou que tu avais réussi à sortir des trucs enfouis en toi. » Pour Victor, il y a un réel aspect thérapeutique, même cathartique. « Tu te sens tout de même fatigué après. Ça draine beaucoup d’énergie. Mais c’est comme un reboot, tout va mieux ensuite. »

Une pratique encadrée

En marge de l’acte en lui-même, chez nos amis d’Endorphins Rising, tout est mis en place pour rassurer le futur suspendu : entretien avant (et parfois après), conseils, accompagnement à la respiration, présentation des outils pour rassurer sur la qualité du matériel, l’hygiène y est d’ailleurs prise très au sérieux, avec masques sur le visage, outils stérilisés et gants, en l’air, on pourrait totalement se croire patient d’une chirurgie étrange mais douce où le corps à opérer serait flottant. Les suspensions peuvent y être publiques ou privées, entre amis, et le collectif participe parfois – et ce sera apparemment de plus en plus le cas – à des représentations publiques dans le cadre d’évènements particuliers, comme pour le festival Direct  qui a eu lieu au mois de mai dernier à Dijon, mélangeant suspension et guitare. Ou encore lors du Download Festival à Paris, voire même au Hellfest, cette année, pendant le concert du groupe Jane’s Addiction.

Se faire suspendre ne se fait pas seulement par le dos, mais aussi par les coudes, les genoux, la poitrine, le ventre, et même l’intégralité d’une partie du corps. Chaque façon de s’envoler à un nom, chacune avec un enjeu différent, comme le « suicide » par le dos, le « superman » accroché par le derrière (dos, jambes, bras et levée d’une position horizontale), le « coma » qui est la même idée, mais par devant, la « chest suspension », la « résurrection », par le ventre, ou encore le « Lotus », lorsque la personne est assise en tailleur.

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Je ne me suis donc jamais fait suspendre, mais croyez-moi, le fait d’avoir assisté à quelques actes restera probablement en souvenir dans mon esprit pour pas mal de temps. L’accrochage des outils sous la peau, le moment de communion silencieuse qui précède la levée entre les différentes personnes présentes dans la salle, puis enfin le coeur du sujet, quand soudainement, la personne ne touche plus terre… Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de voir quelqu’un se faire suspendre avec des crochets au dessus du sol. Même le boucher du coin ne propose pas ce service.

Quand on l’aborde pour la première fois, la suspension corporelle fait peur et semble témoigner d’un rituel étrange et complètement fou, mais comme nous avons pu le voir, il n’en est rien, et force est de croire que cette action ne laisse pas indifférent et se manifeste un peu partout dans le monde, tels le collectif Wings Of Desire, basé à Oslo, les Berlinois de Superfly ou encore Suspended Belief, en Nouvelle Zélande, mais aussi en Italie ou au Canada, tous ces gens réunis autours d’une passion bien étrange pour les néophytes mais qui mérite d’être creusée d’avantage et qui semble apporter beaucoup aux initiés, qui semble les guérir ou les combler, leur apporter beaucoup via une pratique qui peut passer pour complètement folle et effrayante la première fois.

– Doug Ritter
Photos : Stef Bloch