Comment la monoculture intensive de résineux détruit toujours plus le Morvan.
Article extrait du n°30 du magazine Sparse (mars 2020)
Les forêts couvrent près de la moitié du massif du Morvan, un chiffre en constante progression depuis les années 50. Pourtant, ce reboisement cache une réalité peu réjouissante : les forêts historiques de feuillus sont progressivement remplacées par des monocultures de résineux cultivés de façon intensive. Alors que les sécheresses répétées et les invasions de scolytes (des insectes parasites) déciment déjà les peuplement d’épicéas, affolant certains acteurs de la filière bois, nombreuses sont les voix qui s’élèvent contre cette industrialisation de la forêt au détriment de la biodiversité et des écosystèmes qu’elle abrite.
Historiquement omniprésente dans le paysage du massif morvandiau, la forêt a toujours représenté un enjeu économique majeur pour la région. Pendant plus de trois siècles, les forêts morvandelles vont servir à alimenter Paris en bois de chauffage. L’arrivée du charbon met un terme à ce commerce et la forêt, dont les sols sont appauvris, est en partie délaissée au profit de l’agriculture. Puis vient l’exode rural ; la forêt morvandelle regagne du terrain, une tendance favorisée au lendemain de la 2ème Guerre mondiale par le Fonds forestier national qui va inciter les propriétaires à replanter des monocultures de résineux. Et depuis les années 1950, le taux d’enrésinement s’emballe, passant de 25% à plus de 45% aujourd’hui. Le Morvan concentre près de la moitié des surfaces forestières de peuplement de douglas et d’épicéas de Bourgogne, c’est également la première région productrice de sapins de Noël de France. Ici, les forêts sont privées à 85%, un taux supérieur à la moyenne nationale, et le parcellaire forestier est très émietté. « Les exploitants forestiers, les coopératives et les grands propriétaires étudient précisément les cadastres et leurs achats de petites parcelles, même isolées, leur permettent de rayonner ensuite plus largement », déplore Ghislaine Nouallet. Co-gérante du Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan (GFSFM) basé à Autun, cette retraitée a terminé sa carrière d’ingénieure agro au ministère de l’Agriculture en travaillant auprès des lycées agricoles sur « l’enseignement à produire autrement » en 2015. Elle regrette que ces réflexions sur d’autres méthodes de production n’aient pas touchés à l’époque le monde forestier, pourtant lui aussi rattaché à ce ministère. « La forêt est sous l’emprise de lobbys de la filière bois très puissants, qui dictent depuis des décennies quelles essences la forêt doit produire, quelles tailles de grumes les forestiers doivent sortir… Depuis la tempête Lothar de 1999, le rythme s’est accéléré : l’industrie impose son allure à la forêt. Une fois les parcelles investies, l’exploitation consiste à raser totalement les forêts de feuillus, considérées comme inintéressantes économiquement pour mettre à la place de la monoculture en ligne, le plus souvent actuellement de douglas ».
« D’un côté il y a la forêt en tant que milieu et de l’autre, on vous parle de bois, d’un produit » Cyril Ginet, technicien forestier dans la Nièvre
Importé de Californie, le douglas est un bois qui se plaît beaucoup sur les terrains acides du Morvan, il y pousse vite et se vend très bien. Planté dès 1950, on commence à récolter depuis quelques années les premières plantations arrivées à maturité, pour un volume total de bois sur pied très conséquent. Selon Cyril Ginet du syndicat SNUPFEN Solidaires et technicien forestier à l’Office national des forêts (ONF) dans la Nièvre, c’est là un des enjeux actuels du secteur : « le problème, c’est la monoculture, pas le douglas. Les forestiers se questionnent depuis longtemps sur ces sujets mais l’ONF ne prend pas le problème à bras-le-corps. Une fois que vous réalisez que ce n’est pas le miracle attendu, faut-il persévérer là-dedans ? À l’heure actuelle, il serait impossible d’éradiquer le douglas du Morvan, il faudrait pourtant essayer de le gérer différemment car lorsqu’on fait de la plantation monospécifique, on ne travaille pas pour la forêt mais pour produire du bois. Le problème c’est qu’on ne parle pas tous de la même chose. D’un côté, il y a la forêt en tant que milieu et de l’autre, on vous parle de bois, d’un produit. » L’ONF, qui a vu son nombre de salariés passer de 15.000 en 1985 à moins de 9.000 aujourd’hui, traverse une crise financière et sociale sans précédent : vague de suicides au sein des agents publics, déficit aggravé au fil des ans et qui devrait s’élever à 20 millions d’euros pour 2018. En cause, le financement du service public qui est soumis aux contraintes du marché du bois, et l’accélération de la gestion productiviste des forêts publiques suite au traumatisme des tempêtes de 1999, qui a entraîné un véritable malaise au sein des techniciens forestiers.
« L’ONF devrait être un établissement qui s’occupe des forêts. Et si on arrive à sortir du bois, ça ne nous choque pas de couper des arbres mais si c’est pour faire de la monoculture et fabriquer des palettes qui vont transporter des produits merdiques de Chine, ça colle plus. » Fin janvier, le nouveau directeur de l’ONF, Bertrand Munch, a annoncé aux agents la modification prochaine du code forestier qui va encourager le recrutement de salariés de droit privé. « Un signal qui ne va pas dans la bonne direction », selon le technicien forestier nivernais. « On n’a rien contre ces agents, ce que l’on craint c’est d’avoir des personnels qui, à cause de leur statut, n’ont pas les moyens de dire non. » Malgré tout, de nouvelles tendances se dessinent : l’office a notamment interdit l’usage des pesticides en 2019. Les enjeux du réchauffement climatique obligent aussi le service public à interroger ses pratiques: « Il y a de plus en plus une réflexion autour de la futaie irrégulière qui est venue du terrain bien souvent. La hiérarchie est réticente encore mais on ne désespère pas ! » En opposition à la futaie régulière, ce type de forêt se caractérise par des peuplements d’arbres de différents âges, et de différentes essences. Dans cette sylviculture plus proche de la nature où l’on prend en compte la globalité de l’écosystème, chaque arbre fait l’objet d’une observation et d’un suivi particulier afin d’être prélevé au meilleur moment.
Pro Silva est l’une des associations qui prône ces techniques depuis une trentaine d’années. Le groupement forestier autunois a d’ailleurs confié la gestion de ses 17 forêts, soit 300 hectares, à Tristan Susse, un expert forestier Pro Silva. « Avec cette sylviculture on ne met pas la forêt sous cloche, explique Ghislaine Nouallet, il faut d’abord protéger la biodiversité, mais la forêt doit aussi assurer une fonction sociale : être un endroit privilégié pour se balader, ramasser des champignons… La production ne peut intervenir que si la forêt est équilibrée. Il y a l’idée de produire en harmonie avec la nature. » Encore très minoritaire cette sylviculture a pourtant un avantage économique certain, sa gestion n’engageant que peu de frais. Jacques Hazera, vice-président de Pro Silva France, affirme même que « la forêt ne coûte rien si ce n’est un peu d’observation et couper quelques arbres régulièrement. C’est une machine très puissante qui se développe toute seule, il suffit de la piloter à la marge pour avoir du bois de qualité ». Cet expert et gestionnaire forestier installé dans le Massif Landais a abandonné la sylviculture traditionnelle après le passage de l’ouragan Martin en décembre 1999. « À l’époque, je faisais simplement comme mes voisins. La pratique des coupes rases qui sont une déflagration terrible et le reboisement sur labour entraînaient une réduction progressive de la valeur du patrimoine, et beaucoup de frais. » Largement dénoncées par les associations (et par le Parc naturel régional du Morvan), ces coupes à blanc mettent à mal la biodiversité et contribuent à l’appauvrissement des sols. « Les arbres coupés jeunes produisent un bois de qualité médiocre, voire mauvaise, ce qui condamne les débouchés nobles. D’autant plus qu’on coupe en toute saison, on met tous les curseurs de la qualité vers le bas », déplore Jacques Hazera. Le douglas, dont le prix ne cesse de grimper, a vu son âge de récolte baisser ces dernières années : ils peuvent être prélevés dès 40 ans, ce qui n’est pas sans conséquence. « Pendant leur jeunesse, les arbres sont des prédateurs des minéraux du sol et à mesure qu’ils vont vieillir, vers l’âge de 60-70 ans, ils vont commencer à les restituer. Si vous les coupez avant ce seuil, vous ne faites que détruire votre outil de production. » Plantés eux aussi en masse après la guerre, les épicéas du Morvan sont décimés depuis quelques années par le scolyte. La faute aux hivers doux et aux longues périodes de sécheresse qui affaiblissent les arbres et favorisent le développement de ce dernier. « Le cas des épicéas est particulier car on les a plantés dans des milieux qui n’étaient pas leurs milieux de prédilection. On les a descendus des montagnes vers les plaines, et aujourd’hui on paye les pots cassés. »
Face au réchauffement climatique, certains défendent l’idée d’importer des essences méditerranéennes comme le pin laricio de Corse ou encore le cèdre de l’Atlas. «Cette idée qui consiste à tout détruire et à importer des essences exotiques ne tient pas debout ! Ces arbres sont peut-être capables d’encaisser la sécheresse mais qu’en est-il de leur résistance face aux autres dangers ? On est dans l’inconnu total et on joue aux apprentis sorciers », peste Jacques Hazera. « En France, on va vers une malforestation. Chez moi dans les Landes on y est déjà à plein tube et dans le Morvan, c’est en cours ».
Importé de Californie, le Douglas est un bois qui se plait beaucoup sur les terrains acides du Morvan, il y pousse vite et se vend très bien.
Dans la forêt de Montmain, sur les hauteurs d’Autun, on peut encore se promener au milieu des hêtres, des charmes et des vieux chênes. Pour sauver ces 30 ha, le groupement forestier, la mairie d’Autun et le Conservatoire national des sites bourguignons se sont portés acquéreurs ensemble, en 2003. Grâce à ses 750 associés, le groupement forestier a ainsi pu acheter 16 autres forêts morvandelles. Un deuxième groupement, le Chat Sauvage, leur a même emboité le pas sur le secteur de Lormes, dans le nord Morvan. « On a la foi mais on n’est pas dupes », confie Ghislaine Nouellat. « S’il n’y a pas de modification de la loi, il ne va pas se passer grand-chose ». Justement, la forêt est sur la table des politiques depuis quelques mois. Une commission d’enquête citoyenne intitulée « Forêt bien commun » et menée par la députée La France Insoumise Mathilde Panot, venue en novembre dernier dans le Morvan. En parallèle, le gouvernement a lui aussi lancé une mission forêt et bois. Mais ici, on reproche au gouvernement de beaucoup trop écouter les professionnels de la filière bois… De plus, le Parc naturel régional, qui n’a pas l’attribution de gestion de la forêt, mais appelait à limiter les coupes rases, s’est vite vu menacer par l’État de se faire enlever son titre de parc naturel (avec 120.000€ d’aides à la clé), s’il n’arrêtait pas de se mêler de ce qui « ne le regarde pas ». Que veut l’État ? Avec près de 440.000 emplois, autant que dans l’industrie automobile, la filière bois est un marché prometteur, la forêt ne pesant pour l’instant que 1,1% du PIB français. Pourtant, à cause des changements climatiques, le fragile équilibre de cette gestion insoutenable des forêts pourrait bien s’effondrer demain.
- Sophie Brignoli // Photos : Édouard Roussel