Bien que les services publics soient encensés lors des attentats, des catastrophes climatiques ou des crises économiques et sanitaires, leurs démantèlements continuent, leurs accès se raréfient et leurs qualités se dégradent. Le syndicaliste et historien Michel Antony travaille et lutte sur ces questions depuis bientôt 50 années, depuis son petit coin perdu de Haute-Saône. L’occasion de revenir avec ce vieux briscard de la lutte contre la casse des services publiques sur la situation actuelle et sa genèse.
Vous êtes le fondateur de la Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Pouvez-vous nous expliquer rapidement l’histoire de cette association et les missions qu’elle se fixe ?
La coordination est liée aux luttes pour l’accès à une santé de proximité. Depuis les années 80/90, il y a eu beaucoup de comités qui existaient ici ou là pour défendre une maternité, une urgence de nuit, la cardiologie, la chirurgie, etc. Et ces comités fonctionnaient à peu près tous selon le même modèle. En 2003, plusieurs comités ont entrepris de lancer des référendum d’initiative populaire pour défendre leurs services publics de santé et on s’est dit, c’est quand même un peu bête d’agir partout pour les mêmes aspects, pour la défense d’un service public de proximité, donc on a décidé de se réunir. La coordination comprend environ une centaine de collectifs en lien. Elle s’est largement développée pour passer des petites villes de l’époque à l’ensemble des services de santé aujourd’hui. Son objectif est de défendre la santé partout, dans tous les territoires, car pour nous, la proximité dans le service public, c’est la garantie de la sécurité, du moindre coût et de la meilleure satisfaction des usagers de la santé.
Parlons de l’actualité nationale, en tant que syndicaliste engagé notamment sur les questions de santé depuis plusieurs décennies, quel regard vous portez sur la gestion de la crise sanitaire du gouvernement Macron ?
Cette gestion est à mes yeux nullissime ! Le vrai problème, c’est que, sous Macron, on subit la même chose que sous les autres régimes précédents, autant Hollande à gauche que Sarkozy à droite, pour ne citer que les deux précédents. On a fait de la santé un enjeu purement marchand, de réduction du service public et de désengagement de l’État. Depuis des décennies, on a supprimé des lits, des services, des postes donc forcément quand la crise arrive, l’hôpital est exsangue. Il y a 1/5ième de lits en moins, des personnels en très faible nombre. On a environ, dans les hôpitaux publics, 20% de postes vacants. Le gouvernement Macron a fait exactement la même chose que les autres en supprimant à son tour des lits et des services donc quand on a pris en charge l’épidémie, on était déjà dans une situation dramatique où l’hôpital était déjà en pleine crise. Ça faisait un an que les personnels hospitaliers se battaient pour le dénoncer. Ce qui est dramatique avec Macron c’est qu’ils ont misé sur une vision assez autoritaire et verticale de la santé (les ARS), ils n’ont pas rétabli le nombre de lits nécessaire, ils n’ont pas aidé les personnels. La seule chose qu’ils ont fait : le fameux SEGUR de la santé. Donner une prime ici ou là sans s’attaquer aux problèmes réels de la santé en France, qui est justement la raréfaction des structures et des moyens.
Après cette crise, le gouvernement avait promis un système de santé renforcé avec de nouvelles ambitions pour préserver et remettre sur pied l’hôpital publique notamment dans les zones rurales, qu’en est il vraiment ?
Je le dis tel que je le pense, c’est le niveau zéro ! On se retrouve avec les mêmes problèmes aujourd’hui. J’étais encore à l’hôpital de Lure et Luxeuil tout à l’heure, on manque de lits, on manque de postes, on manque de moyens. Qu’est ce qu’on fait pour palier à ça ? Et bien on fait rentrer le domaine du privé notamment en radiologie pour ma localité. On est obligé de supprimer des services ou de les réduire. On supprime des Urgences et des SMUR, en pleine période de crise. Les promesses ne sont pas tenues et c’est exaspérant car c’est un discours plein de duplicité. On entend constamment des promesses, des annonces fortes et on s’aperçoit que rien ne se passe. On se moque des gens car les discours des dirigeants qui annoncent un grand vent de fraicheur dans le domaine de la santé ne sont absolument pas suivis de faits.
Y’a t’il une spécificité rurale à ce phénomène qui conduirait à parler d’un système de santé à deux vitesses en France ?
Je ne suis pas forcément d’accord avec cette idée. Je suis dans une zone rurale, la Haute Saône. Quand on voit les difficultés des hôpitaux parisiens ou marseillais, quand on sait aujourd’hui que la plupart des collectifs qui rejoignent la coordination sont les grands hôpitaux, on se rend compte qu’aujourd’hui c’est toute la santé publique qui est touchée. C’est vrai que c’est plus difficile dans le monde rural parce que, quand on ferme une maternité dans une localité il n’y a plus rien à côté alors qu’à Paris c’est vrai qu’il reste des maternités autour. Mais pour prendre un exemple concret : les départements les plus touchés aujourd’hui par ce qu’on nomme la désertification médicale, ce n’est pas la Haute Saône, ce n’est pas la Creuse, ce n’est pas la Corrèze, c’est le Val de Marne et la Seine Saint Denis, c’est à dire des départements hyper-urbanisés. Par rapport au nombre d’habitants touchés ce sont ces départements là qui sont dans le creux de la vague et c’est bien la preuve que c’est le fruit d’une politique générale de casse.
Entre 1980, selon l’INSEE entre 66 et 75% des maternités ont été supprimées sur le sol français, un chiffre symptomatique du désert médical que nous connaissons aujourd’hui dans certaines régions ?
Totalement ! Une maternité, ce n’est pas que de la médecine, c’est de la vie. Ce sont des activités proches de l’humain et des gens. Plus d’un tiers des maternités ont été supprimées. Ça veut dire qu’on a détruit sciemment ce qui était le symbole de la vie et du renouveau dans les localités. Je me souviens d’une maternité pour laquelle on se battait à Châtillon-Sur-Seine en Côte d’Or. Les personnes âgées de l’hôpital venaient nous voir et nous disait : « Vous vous rendez compte, on ferme la maternité. Ça va être mort, on ne va plus entendre les cris des bébés, on va être cloisonné entre personnes âgées dans nos petits centres qui ne deviennent plus que des Ehpad. » La maternité, c’est vraiment un symbole fort, d’autant qu’avec les maternités, il y avait aussi les centres d’IVG, souvent. En fermant les centres d’IVG on met aussi en danger les jeunes femmes en détresse qui aimeraient bien pratiquer un avortement pour s’en sortir et qui ont de plus en plus de difficultés à le faire parce qu’elles sont de plus en plus éloignées des centres où ça se pratique.
Récemment j’interviewais Anne-Sophie Pelletier, députée européenne et ancienne soignante en Ehpad dans le Jura, qui me confiait sa crainte vis à vis de la dernière trouvaille des technocrates qui dorment à l’Élysée : la tarification des urgences annoncée pour tout passage non suivi d’une hospitalisation. Cette tarification pose d’énormes questions quant aux problématiques d’accès au soin et de refus de soin…
Tout à fait ! On travaille au niveau des urgences depuis les années 90 avec l’AMUF (Association des Médecins Urgentistes de France), je suis particulièrement lié avec Christophe Prudhomme et Patrick Pelloux qui sont d’ailleurs venus en Haute-Saône à plusieurs reprises. Les Urgences, c’est ce qui reste de services publics aujourd’hui. C’est quasiment dans l’hôpital, la seule lumière qui reste encore allumée la nuit dans la plupart des lieux éloignés, des banlieues et des petites villes. Heureusement qu’il y a les Urgences pour accueillir les gens qui n’ont plus de médecin et qui n’ont pas la possibilité de se déplacer loin pour atteindre les soins auxquels ils ont besoin. Alors c’est vrai que les urgences, du fait de la raréfaction de tous les autres services, ont vu leur afflux se démultiplier. Aujourd’hui c’est par dizaines de millions que les gens vont aux Urgences, mais tant mieux, au moins il reste ça ! Avec cette mesure on essaye de rendre les gens responsables du massacre. Il y a cette petite voix sous-jacente qui dit « vous vous rendez compte ces gens osent aller aux urgences pour de la bobologie ! ». Ce terme est atroce car quand on va aux Urgences, on ne sait pas si c’est grave ou pas et les urgentistes sont les premiers à le dire.
On va zoomer sur le territoire au sein duquel vous êtes engagé pour la préservation des services publics depuis les années 80, la Haute-Saône. Est-ce que les problématiques actuelles que connait ce territoire étaient similaires à l’époque ?
Disons qu’on n’a pas l’impression qu’il y ait eu des évolutions différentes ou des retours en arrière. Il n’y a eu aucun changement dans la gestion idéologique de l’État sur ces questions donc évidemment, on va toujours dans le même sens. Un : la privatisation. Deux : la centralisation. Trois : la perte de démocratie. Le pire peut-être dans ce qui s’est passé dans le domaine sanitaire c’est la création des ARH (devenue ARS, ndlr) par Bachelot et Jean Castex qui était son conseiller – il ne faut pas l’oublier ça – qui est une machine bureaucratique sans âme qui a été créée uniquement pour rationaliser la santé comme une entreprise et mettre en place les politiques d’austérité budgétaire sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui on en pleure car rien n’a changé.
Vous appelez à une réouverture 24h/24h des urgences de Haute-Saône notamment des sites de Gray, Vesoul et Lure. Quelles conséquences concrètes sur la vie des administrés engendrent une fermeture des urgences à 20h30 sans parler des fermetures définitives comme c’est le cas à Luxeuil ?
Quand on ferme les urgences, il y a deux manières de procéder dans notre triste système actuel. Soit on ferme purement et simplement des sites comme le site de Luxueil par exemple. Soit on diminue les horaires d’accès comme pour Lure où on est passé de minuit à 20h30. La définition des urgences c’est 24h/24 avec des urgentistes. On continue d’appeler ça urgences avec la coordination parce que c’est plus simple aux yeux de la population mais ce ne sont plus des urgences, ce sont des centres de soins non programmés, il n’y a plus d’urgentistes. C’est pour ça qu’on se bat pour la réouverture des urgences 24h/24 et pour le maintien des SMUR dans lesquels il y a obligatoirement un médecin urgentiste. Quand les urgences ferment la nuit, c’est simple, les gens sont en difficulté. Ils doivent faire des kilomètres supplémentaires pour atteindre des urgences ouvertes la nuit. Dans mon secteur sous-vosgien il faut aller sur Belfort-Montbéliard ou sur Vesoul, ce qui veut dire que toutes les zones des petites vallées Vosgiennes sont de plus en plus éloignées des centres essentiels et donc ça conduit à des pertes de chances comme disent les médecins. S’il s’agit d’un grave accident cardio-vasculaire par exemple les chances de survie sont purement et simplement diminuées. Donc ces politiques de centralisation et de casse des services publics ont des conséquences concrètes sur les souffrances qui touchent les corps humains. C’est un drame pour ces gens qui payent les mêmes impôts que tout le monde qui ont les mêmes difficultés et donc les mêmes droits que les autres ! Quand cette inégalité territoriale forte s’accumule avec les inégalités sociales de nos régions et bien, on voit bien que ceux qui n’ont pas de réseaux ou de moyens sont laissés pour compte.
La Haute-Saône est-elle pour vous l’illustration parfaite de l’abandon de certains territoires français par l’état sur les questions d’accès à un soin médical digne ?
Bien sûr. Mais on n’est malheureusement pas les seuls. À Lure, on a vu les services fermer les uns après les autres, commissariats, services des impôts, la poste, pompiers, lignes de trains… Tout est ratiboisé d’année en année. La conséquence c’est que les gens qui ont peur et qui ont des moyens vont habiter ailleurs. Dans un cas comme celui de la Haute-Saône qui se répercute sur 90% du territoire français, les gens quittent les petits territoires pour aller dans les grands. Ils viennent s’accumuler dans les villes avec les difficultés supplémentaires que l’on connait sans avoir l’assurance de meilleurs soins à cause de la surcharge de patients. On assiste donc à la destruction organisée de nos territoires et oui la Haute-Saône est emblématique de ce phénomène. C’est comme pour la Nièvre, le Jura, l’Yonne également ce sont les quatre pires départements de Bourgogne France-Comté. Ils sont parmi les derniers en France pour le nombre de médecins généralistes et qui sont surtout parmi les derniers pour le nombre de médecins spécialistes.
Une fois qu’on a dit tout ce qu’on vient de dire, comment vous réagissez quand vous entendez Emmanuel Macron dire à des responsables hospitaliers je cite “ce n’est pas une question de moyens mais d’organisation” ?
On bondit, c’est lamentable, scandaleux et injurieux pour les gens. Je vais vous raconter une anecdote d’un copain responsable d’urgences d’un des grands Centre Hospitalier de BFC sans citer son nom. Un soir il a appelé l’ARS de Besançon et il a dit « Voilà, je n’y arrive plus, c’est la nuit, je n’ai plus de personnel, on n’a plus de lits, qu’est ce que je fais ? ». La responsable de l’ARS de l’époque lui répondu « Attendez Monsieur c’est quand même à vous de vous débrouiller pour trouver les personnels, vous ne savez pas gérer, il serait peut-être temps de songer à changer de métier. » C’est pour vous dire, que le Macron d’aujourd’hui, c’est le même que la responsable de l’ARS de l’époque. Ce sont des gens qui n’ont aucun scrupule, aucune humanité et qui surtout ne veulent pas prendre en charge le bien commun.
- Entretien écrit et réalisé par Léo Thiery, également publié sur www.lemondemoderne.media // Photos : DR