Ils sont partout ! Parmi la foule piétonne des centres-villes, entre les promeneurs qui flânent dans les parcs ou le long des boulevards bordés de vénérables platanes, les coureurs de villes sont partout. Il y a 15 ans, ils étaient peu sur les trottoirs, maintenant ils sont partout. Pendant que tout le monde marche le nez au vent, eux courent dans leurs flamboyantes panoplies : legging moulax à liserets fluos, baskets tellement compensées qu’ils pourraient marcher sur l’eau avec, smartphone accroché au bras et airpods vissés dans les oreilles;  cette curieuse manie de courir sur le bitume soulève cette question existentielle : mais putain pourquoi ?

Article extrait du numéro 30 du magazine Sparse (décembre 2020)

On les a tous croisés en ville, se dandinant sur les trottoirs, étincelants de sueur, étonnants de fraîcheur ou soufflant comme des asthmatiques qui voudraient raviver les braises d’un barbecue éteint. Parfois, on les a même surpris en train de sautiller frénétiquement sur place au passage piéton à attendre que le bonhomme passe au vert avec la même grimace qu’un bébé pris de coliques. Pour moi qui n’ai jamais couru de ma vie pour des raisons sportives, les gesticulations de ces fouleurs de bitume me laissent songeur. Mais qu’est-ce qui peut bien pousser des êtres sains d’esprit à s’infliger ça ? « Les bénéfices sont multiples, explique Thibaut Baronian, trailer pro de la team Salomon et kinésithérapeute à Besançon. Ça peut être cardiovasculaire, physiologique et c’est même bon pour la santé mentale. Par contre, pour perdre du poids, ça ne marche pas, prévient Thibaut. Disons que pour maigrir, il est indispensable de faire du sport mais il faut absolument que ce soit couplé avec une nutrition raisonnée.» Toutes celles et ceux qui vont courir le dimanche pour rattraper leurs excès de la veille sont des mythos ; ils feraient tout aussi bien de se flageller à coup de nerf de bœuf pour se faire pardonner d’avoir cédé à la raclette.

LE CONFORT URBAIN 

Christophe Robert, gérant du magasin Endurance Shop à Dijon spécialisé dans le running, le trial et rando, voit passer une clientèle hétéroclite. « On a vraiment des gens de tous les âges, explique le commerçant, marathonien sur son temps libre. Ça va des étudiants jusqu’aux sexagénaires pour du running, les plus âgées vont plutôt pratiquer de la marche nordique. Beaucoup considèrent le running comme une pratique plus loisir-santé et pour destresser un peu.» Hommes, femmes, jeunes et vieux, sociologiquement, le running brasse large. Jacob, infirmier dijonnais de 32 ans, a lui commencé à courir quand il était étudiant en STAPS : « Au début je n’aimais pas trop ça et j’y allais à reculons genre 10 minutes deux fois par semaine. J’ai bien mis trois, quatre mois à m’y mettre plus sérieusement. Et puis à un moment, c’est devenu facile. Alors j’ai commencé à faire des séances plus intenses pour améliorer le cardio ou faire des séances d’explosivité. » Des séances pour améliorer le cardio, logique, tout le monde fait ça…

Le running est un sport très facile à pratiquer : on a juste besoin d’enfiler une paire de pompes et de sortir de chez soi, contrairement à un sport collectif, on n’a pas à réfléchir à ce qui se passe autour de nous. Le but, c’est de se vider. « Je n’aimais pas du tout courir en ville, se souvient Jacob. Je n’avais pas envie de croiser les gens qui vont au travail ou faire les boutiques pendant que je courais et puis en ville ce n’est pas forcément agréable : ce n’est pas beau, c’est toujours plat. Je trouve que certains runners se comportent comme de vrais trous de balle, genre attention poussez-vous je passe. Ils doivent croire que parce qu’ils courent, ils sont prioritaires. Je pense que ceux qui font leur running dans les centres-villes c’est soit qu’ils n’ont pas d’autres choix, soit qu’ils ont envie de se montrer. Moi, je ne courais pas pour m’afficher, avoue Jacob, je le faisais pour l’effort, me dépasser et me détendre. Je préférais faire 30 minutes de vélo pour aller à la campagne et faire ma course. » Et pourtant ils sont de plus en plus nombreux à pratiquer le city run. « Il y a des villes qui sont assez sympas quand même, avance Thibaut. J’aime bien aller dans une ville que je ne connais pas pour faire un city run découverte. Lyon par exemple, c’est une ville où il y a pas mal de dénivelés et plein de petites ruelles à explorer, ça donne des parcours assez joueurs. Après, ça a ses limites, s’entrainer tout le temps dans une zone urbaine, c’est sûr que c’est lassant à la longue. Et malheureusement, c’est vrai que certains coureurs sortent rarement de leurs schémas habituels ; ils font tout le temps la même boucle. Nous, les trailers, on essaye de les emmener sur d’autres parcours et les sortir un peu de leur confort urbain. »

Aussi indispensable qu’une bonne paire de chaussures, tous les runners urbains vont courir avec leur téléphone. Ceux qui n’en ont pas sont considérés comme des papys et les quelques têtus qui n’ont pas succombé aux airpods font carrément figure de rebelles. Le coureur contemporain aime à s’enfermer dans sa petite bulle technologique en écoutant sa playlist méticuleusement choisie pour être plus performant. Franchement, ça m’étonnerait beaucoup qu’ils courent avec une sonate de Chopin dans les oreilles. On doit être quelque part entre Summer de Calvin Harris ou Boss B*tch de Doja Cat. Ok c’est sale, mais c’est légal. Mais est-ce qu’écouter de la musique est une forme de dopage? « L’intérêt, c’est que le cœur va se calquer sur le rythme de la musique, continue Jacob. Alors c’est sûr qu’une musique rapide ça peut aider mais ça ne change pas grand-chose. Par contre ça te coupe du monde, tu fais beaucoup moins attention à ce qui t’entoure, aux lieux que tu traverses ou aux gens que tu croises. Moi je ne supportais pas.» Le runner aime aussi taper un petit selfie qu’il balancera en story avec les hashtags #runningmotivation, #runhappy ou #iloverunning. Chez certains, ça a même déjà viré à la pathologie: les Yourunners, ces gens qui se filment en courant pour leur chaîne YouTube. Mais qui va regarder ça ? 

BIG DATA

Le nombre d’applications disponibles pour les runners est juste phénoménal : Strava, Runtastic, Runkeepeer, PumaTrac, Nike+ Running et j’en passe. Il n’y a pas si longtemps, la mode était aux applis de GPS drawing. Cela consiste à courir selon un parcours pour tracer un dessin inspirant sur une carte, genre une fleur, ou une bite. « Moi, je me sers surtout d’OpenRunner pour tracer mes parcours sur des fonds de carte, après je les envoie dans mon téléphone et je regarde ma montre GPS pour voir la route à suivre. Quand je cours je n’ai pas envie d’être pollué en permanence par des informations sur mon running. Si on va dehors, ce n’est pas pour être connecté à son téléphone», explique Thibaut. Ces applis affichent en temps réel la distance parcourue, à parcourir, le dénivelé, le rythme moyen de votre course, la vitesse de pointe, le nombre de calories brûlées. Certaines ont même une option coaching : une petite voix artificielle pour vous encourager pendant votre effort. Et en plus, ces applis stockent toutes les stats, vous pondent des graphiques pour admirer votre progression ascensionnelle et offrent la possibilité de partager tout ça sur les réseaux sociaux. « J’ai essayé ces applis pendant 6 mois et notamment la cardiofréquence, se souvient Jacob. C’est chiant parce que ça ne t’apprend pas à te concentrer sur tes sensations. Quand t’es dans le dur, normalement tu le sais. T’as pas besoin d’une montre pour le dire. Je pense que la première chose que les runners devraient apprendre, c’est de s’écouter. Il n’y a que les athlètes de haut niveau qui peuvent en avoir vraiment besoin.»

Thibaut est lui plus enthousiaste, car il est officiellement athlète de haut niveau: « La fréquence cardiaque est quand même un outil très intéressant, explique Thibaut Baronian, ça aide les débutants à mieux se connaître et à cibler les zones d’entraînement. Après, les autres applis, c’est un peu superflu. Il m’arrive de balancer mes parcours ou mes chronos sur Strava et de les poster sur les réseaux sociaux. L’idée, c’est plus de donner envie aux gens de courir ou de faire découvrir des coins ». Le manque de temps, la flemme ou la peur de crotter leur paire de Nike sur des chemins bourbeux, voilà donc les banales raisons qui font cavaler ces runners sur les trottoirs. Peut-être sont-ils le next-step d’une évolution urbaine du sport obsédé par une idée un peu trop spartiate du bien-être à mon goût.

  • Texte et photo par Edouard Roussel, à Dijon