C’est un coin paisible aux confins de la Haute-Saône, de la Haute-Marne et des Vosges. Difficile d’imaginer qu’au XVIIe siècle, les villageois du cru passaient leur temps à être pillés par les troupes de passage, pendant que les villageoises étaient violées. #MeTooGuerreDeDixAns. C’est sans doute pour cette raison qu’un sentiment mêlé d’urgence et de violence semble animer les conducteurs locaux quand ils doublent à 110 dans les virages aussi forestiers qu’aveugles qui mènent à Noroy-lès-Jussey (70). Bienvenue dans ce Grand Nord sauvage de la BFC où Jean Prudhomme et Nadine Stivalet exploitent une truffière de 80 ares, depuis 2004.

« Elle est un peu conne… comme moi » pince-sans-rire Jean Prudhomme en désignant Ixelles, un Berger des Pyrénées femelle de neuf ans, occupée à nous mâchouiller le bas du chino… «Y’a des personnes avec qui ça passe moins bien. » Visiblement, on fait partie du lot. Peut-être que la chienne fait la gueule, rapport qu’on l’oblige à bosser un lundi matin. Elle est raccord avec le photographe qui s’attendait à voir une truie de 180 kilos pour faire de belles images… Bref, c’est Ixelles qui, sous ses airs de bichon de salon, va fendre le tapis de feuilles mortes, lors d’une session de cavage aka la chasse aux truffes, du côté de Noroy- lès-Jussey dans le nord de la Hot-Saône.
Et pour dénicher le précieux champignon souterrain, c’est pas compliqué : il suffit de planter des arbres mycorhizés en pépinière – en gros, leurs racines ont été associées à des souches de truffe – sur un terrain calcaire au pH légèrement basique, arrosé mais pas trop, ombragé mais pas trop, d’attendre quelques années, de dresser un chien caractériel… « Et voilà !» comme disent les Ricains.

Speculooooos

Pour Jean et sa compagne Nadine Stivalet, il s’est passé six ans entre la plantation de 350 arbres – chênes, noisetiers, charmes, pins, hêtres… – et leur première récolte de truffes de Bourgogne (Tuber uncinatum). Parce que oui, la truffe est « big région ». Elle vit dans un monde sans frontière (gratte cette phrase pour libérer une odeur de patchoulosse). « La Haute-Saône offre un terrain où la truffe de Bourgogne se plaît bien, évoque Nadine. En 1889, le département en produisait quatre tonnes par an. » « Les truffes du coin – plus proches de Paris que celles du Périgord – se retrouvaient sur la table des rois, enchaîne Jean. »


UNE PÉPITE DE 547 GRAMMES


Comme au temps de cet âge d’or, le duo s’est tourné vers Paris quand l’extraordinaire s’est invité dans leur exploitation. « Le 7 septembre dernier, Ixelles a marqué un arrêt sur une truffe de 547 grammes, se remémore Jean. C’est notre record absolu. En moyenne, on tourne entre 25 et 60 grammes par spécimen. Les plus grosses sont en réalité un agglomérat de plusieurs tubercules. Cette truffe-record a été achetée par un grand restaurant parisien. Elle a ouvert une saison qui s’annonce exceptionnelle, après trois années quasi-blanches, en raison de la météo. D’ici les premières grosses gelées, qui marqueront la fin de la saison en janvier, on espère sortir une dizaine de kilos. » A 40 balles les 100 grammes, c’est pas un job à plein temps, mais ça reste plus rentable que des après-midis « kir/amigo » au rade du coin. Retour à notre lundi de novembre. « On cherche » lance Jean. Ixelles trace et repère sa première target en quelques secondes. Truffe frémissante sur truffe affleurante, elle se met à creuser. « Attends, c’est moi qui regarde » lance Jean. Accro à l’odeur de truffe, la chienne a vite fait d’en croquer un bout, si on ne l’écarte pas subito presto… Le trufficulteur commence à gratter la terre avec son couteau. « Le champignon pousse à quelques centimètres sous la surface, explique-t-il. Azur, notre première chienne aujourd’hui à la retraite, marquait pile sur la truffe. Avec Ixelles, on est à vingt centimètres près. Tiens, elle est là… » Il a beau pointer avec sa lame, on ne voit que de la terre. Repérer des champignons, c’est comme les beaux romans d’amitié avec les Bergers des Pyrénées, y’a des gens qui sont pas faits pour ça… Le temps que Jean nous fasse sentir le parfum « sous-bois et noisette » de sa truffe fraîchement déterrée, Ixelles réclame sa paie. « On lui donne des petits bouts de spéculoos, explique Nadine. Dès ses trois mois, on l’a dressée avec du gruyère caché dans la maison. Peu à peu, on mélangeait le fromage avec de la truffe. Pour le cavage, on préfère le spéculoos au gruyère, c’est moins gras en poche. »

Pedigree Pal


UNE PERFORMANCE X-IXELLES


« Allez, cherche, ma fille, cherche » relance Nadine. Ixelles file et suit une ligne bien droite. Déter 3000. « Elle semble plutôt sur la piste d’une bête, observe Jean. Des chevreuils sont récemment venus manger de jeunes arbres, dans une partie non clôturée du terrain. » On avance de quelques mètres. « Là, on est dans une partie où un laboratoire INRA de Clermont-Ferrand a planté une truffière expérimentale pour tester l’adaptation d’arbres venus d’Italie, de Roumanie ou d’Angleterre » explique Nadine.

Peu après, Ixelles détronche une truffe brumale, réputée plus noble
que sa cousine bourguignonne. « Elle ressemble à la melanosporum
du Périgord, détaille Jean. On a récemment planté quelques sujets mycorhizés pour produire ces deux truffes-là, mais elles nécessitent plus de soleil que notre uncinatum. Depuis nos débuts, on expérimente en permanence, en échangeant avec des copains trufficulteurs de
l’Aube ou ceux de la Confrérie de la Truffe de Bourgogne d’Is-sur-Tille (21). C’est chez eux que notre passion est née, en 2004. » Entre deux grognements vers le photographe qui s’éloigne un peu trop du troupeau à son goût, le Berger poursuit sa performance XXL. Du côté de cailloux enterrés par le couple pour apporter du calcium aux truffes, la chienne dégote un nouveau spot. Instant spéculooooos. Finalement, Ixelles ne sera pas la seule à passer à table. Après le cavage, Jean et Nadine sortent la nappe et mettent les petits plats dans les grands pour une session dégustation. Toasts beurrés, terrine porc/sanglier à la fine champagne, œuf cocotte, velouté de potimarron, coulommiers et parfait glacé… Ils déclinent la truffe au fil d’un repas et partagent leurs recettes. Nadine explique qu’elle fait aussi un tiramisu truffe/écrevisse. On lui demande la recette, histoire d’épater les beaux-parents invités à Noël. « Ah non ! celle-là, je la garde, répond-elle en souriant. »… En Hot-Saône, on donne ses coins à truffes, mais pas son carnet de cuisine…

Article extrait du numéro 36 de Sparse magazine.

Texte : Nils Bruder // Photo : Nicolas Waltefaugle