Ayant entrepris de lire la pièce de Marivaux avant d’aller au théâtre, j’ai copieusement ronqué dans le train à la lecture de cette comédie badine de 1730, qui évoque un jeu de dupe entre deux duos de maîtres et de valets, qui ont échangé costumes et identités pour permettre aux premiers de tranquillement épier leur promis.e avant le mariage arrangé.

Si le marivaudage – essayer de pécho en blablatant pendant trois plombes sur des problèmes futiles tout en tentant de passer pour quelqu’un de raffiné – y est mesquin, et le caractère immuable de la hiérarchie sociale cruel, la langue est soporifique au possible, ampoulée, surchargée de manières et de préciosité propre aux galanteries de ce temps. C’est donc avec un brin d’appréhension que j’allais assister à la représentation de ce classique, dans une création inédite du TDB mise en scène par son directeur Benoît Lambert.

Une mise en scène réjouissante dans un décor sublime

C’est dans le cadre somptueux et feutré d’une riche demeure 18e que prend place la machiavélique démonstration en trois actes à l’issue sans hasard. Coté maison, la reconstitution d’un cabinet de curiosité dont étaient friands les amateurs d’art et d’exotisme à cette époque, offre au regard une multitude de spécimens à détailler : bêtes empaillées, fioles d’apothicaire, espèces florales rares, horlogerie fine… Coté jardin, un espace vert soigneusement ordonné aux essences choisies comme à l’arrière cour d’un hôtel particulier. Loin d’être un simple décor figé, ce très bel écrin sert la mise en scène et le jeu des personnages qui évoluent là, se faufilent parmi le mobilier domestique, manipulent objets et plantes au gré de leurs humeurs et de leurs émotions, ou se campent sur le monticule de verdure pour marquer leur supériorité. L’occupation de l’espace est totale, des entrées sur scène multidirectionnelles et des déplacements constants confèrent un grand dynamisme à la pièce, tandis que l’ambiance lumineuse et sonore discrètes font progresser les heures du jour.

Six comédiens talentueux et attachants

Ce sont quatre jeunes comédien.ne.s en contrat de professionnalisation tout juste sortis de l’école, accueillis toute l’année au TDB, qui portent brillamment cette tromperie rusée en incarnant les personnages principaux : Sylvia, la fille à papa maligne et capricieuse, port altier mine hautaine, qui se fait bien désirer et arrive toujours à ses fins ; Dorante le jeune premier, fichtrement beau gosse, bien né, bien éduqué, joujou de la précédente qui jusqu’à la fin sera maintenu dans l’illusion ; Lisette et Arlequin les deux domestiques simplets, fâcheusement maladroits, étrangers aux convenances et maquillés à la truelle. Tous sont vifs, fringants, spontanés, expressifs et habités par leur rôle. Ces jeunes pousses prometteuses sont accompagnées par deux comédiens plus chevronnés dans les rôles du père et du frère de Sylvia. Les deux vieux manipulateurs tirent les ficelles de cette mascarade et rient sous cape du début à la fin : le rire diabolique du frangin glace encore le spectateur à sa sortie du théâtre, surtout lorsqu’on sait le motif de son hilarité. Ignoble !

Un portrait de société aux échos contemporains

Cette petite troupe talentueuse portée par une direction et une mise en scène très réussies dépoussière complètement le texte chiant de Marivaux, lui insuffle vivacité, fraîcheur et énergie et le rend parfaitement intelligible, de quoi rassurer les frileux du théâtre classique et de l’ancienne langue ! La compréhension du langage facilitée par le jeu des acteurs, le spectateur peut alors se concentrer sur le message intemporel, d’une cuisante cruauté, énoncé sur presque deux heures : malgré les masques et les travestissements, les artifices et les rôles, les riches et les élites sauront toujours se reconnaître entre eux. Et même si l’héritier croit s’encanailler en imaginant qu’il pourrait suivre ses sentiments et épouser une soubrette, l’ordre moral est heureusement rétabli et l’honneur sauf lorsque les masques tombent et que les deux promis se reconnaissent enfin. Comme le hasard sert bien le dessein des puissants ! Les modestes quant à eux, sont jetés en pâture dans l’arène perverse du divertissement badin des précédents, sous le regard voyeur du public complice. S’ils ont cru un instant pouvoir s’élever, ils seront bien vite renvoyés à leur condition. C’est pourtant leur départ final, baluchon sur le dos, qui constitue l’image la plus authentique et sincère de toute la pièce.

Un classique oui, mais qui offre de nombreuses résonances à notre époque, rappelant bien des situations de séduction artificielles à l’heure des réseaux, bien des jeux de rôles, de manipulation, d’hypocrisie, de mesquinerie ayant cours dans certains milieux, et un état de la société toujours cloisonné. Le sentiment amoureux est-il vraiment le fruit du hasard, ou est-il conditionné par l’ordre et les conventions socio-culturelles, qui reproduisent inlassablement les enclosures universelles, l’entre-soi de connivence ?

La pièce sera rejouée du 09 au 13 janvier, vas-y sans hésitation !

  • Maria Mood

Photos : Vincent Arbelet